Lettre ouverte aux catholiques perplexes
Un plaidoyer passionné pour la défense de la Tradition catholique face aux bouleversements postconciliaires, par l’archevêque qui a défié Rome pour sauver la foi éternelle.
- I. Pourquoi perplexes ?
- II. On a changé la religion !
- III. La nouvelle messe : exemples vécus
- IV. Le Saint Sacrifice de la messe
- V. Le latin et la soutane
- VI. Les nouveaux sacrements
- VII. Le nouveau prêtre
- VIII. Le nouveau catéchisme
- IX. Les nouveaux théologiens
- X. L'œcuménisme
- XI. La liberté religieuse
- XII. Les puissances occultes contre l'Eglise
- XIII. La Révolution à l'intérieur de l'Eglise et la collégialité
- XIV. Vatican II, une subversion organisée
- XV. Le dialogue ou le mariage de l'Eglise et de la Révolution
- XVI. La foi subjective des modernistes
- XVII. La Tradition n'est pas dépassée
- XVIII. L'obéissance vraie
- XIX. Ecône et Rome
- XX. Les sanctions romaines
- XXI. Le règne social de Jésus-Christ
- XXII. Il faut réagir en famille
- XXIII. L'avenir de la Tradition
- Notes de bas de page
Dans cette „Lettre ouverte aux catholiques perplexes‟ de 1986, Mgr Marcel Lefebvre s’adresse aux fidèles troublés par les transformations radicales de l’Église catholique depuis le Concile Vatican II. L’archevêque traditionaliste dénonce ce qu’il considère comme une „révolution‟ au sein de l’Église, caractérisée par l’abandon de la messe traditionnelle au profit du Novus Ordo, la protestantisation de la liturgie et des sacrements, la corruption de la catéchèse par le modernisme, et l’adoption de principes libéraux contraires à la Tradition catholique.
Lefebvre analyse méthodiquement les changements dans tous les domaines : la nouvelle messe qu’il juge invalide ou sacrilège, la formation défaillante des prêtres, les catéchismes vidés de leur substance dogmatique, l’œcuménisme qu’il considère comme une trahison de l’unicité de l’Église catholique, et la déclaration sur la liberté religieuse qu’il voit comme une capitulation face au relativisme moderne.
L’auteur explique sa résistance aux réformes postconciliaires et justifie la création de ses séminaires et de la Fraternité Saint-Pie X comme nécessaires pour préserver la foi catholique authentique. Il appelle les catholiques à résister aux erreurs modernistes tout en restant fidèles à l’Église éternelle, distinguant entre obéissance aveugle et obéissance vraie. Le livre se termine par un appel optimiste à reconstituer une société catholique fondée sur le règne social du Christ et par la conviction que la Tradition catholique survivra et triomphera des erreurs actuelles.
I. Pourquoi perplexes ?
Que les catholiques de ce XXe siècle finissant soient perplexes, qui le niera ? Que le phénomène soit relativement récent, correspondant aux vingt dernières années de l’histoire de l’Eglise, il suffit d’observer ce qui se passe pour en être persuadé. Naguère le chemin était tout tracé ; on le suivait ou on ne le suivait pas. On avait la foi, ou bien on l’avait perdue, ou encore on ne l’avait jamais eue. Mais celui qui l’avait, qui était entré dans la sainte Eglise par le baptême, en avait renouvelé les promesses vers l’âge de onze ans, avait reçu le Saint-Esprit le jour de sa confirmation, celui-là savait ce qu’il devait croire et ce qu’il devait faire.
Aujourd’hui, beaucoup ne le savent plus. On entend dans les églises tant de propos stupéfiants, on lit tant de déclarations contraires à ce qui avait été enseigné depuis toujours, que le doute s’est insinué dans les esprits.
Le 30 juin 1968, en clôturant l’Année de la Foi, S.S. Paul VI faisait devant tous les évêques présents à Rome et devant des centaines de milliers de fidèles une profession de foi catholique. Dans son préambule, il mettait en garde chacun contre les atteintes portées à la doctrine car, disait-il, « ce serait alors engendrer, comme on le voit malheureusement aujourd’hui, le trouble et la perplexité en beaucoup d’âmes fidèles ».
Le même mot se retrouve dans une allocution de S.S. Jean-Paul II le 6 février 1981 : « Les chrétiens d’aujourd’hui, en grande partie, se sentent perdus, confus, perplexes et même déçus. » Le Saint-Père en résumait les causes de la façon suivante : « Des idées sont répandues de tous côtés qui contredisent la vérité qui fut révélée et a toujours été enseignée. De véritables hérésies ont été divulguées dans les domaines du dogme et de la morale, suscitant doutes, confusion, rébellion. Même la liturgie a été violée. Plongés dans un « relativisme » intellectuel et moral, les chrétiens sont tentés par un illuminisme vaguement moraliste, par un christianisme sociologique, sans dogme défini et sans moralité objective. »
Cette perplexité se manifeste à tout instant dans les conversations, les écrits, les journaux, les émissions radiophoniques ou télévisées, dans le comportement des catholiques, ce dernier se traduisant par une diminution considérable de la pratique, comme en témoignent les statistiques, une désaffection à l’égard de la messe et des sacrements, un relâchement général des mœurs.
On est amené à se demander, par suite, ce qui a provoqué un tel état de choses. À tout effet correspond une cause. Est-ce la foi des hommes qui s’est amoindrie, par une éclipse de la générosité de l’âme, un appétit de jouissance, un attrait pour les plaisirs de la vie et les multiples distractions qu’offre le monde moderne ? Ce ne sont pas les vraies raisons, elles ont toujours existé d’une façon ou d’une autre ; la chute rapide de la pratique religieuse vient bien plutôt de l’esprit nouveau qui s’est introduit dans l’Eglise et qui a jeté la suspicion sur tout un passé de vie ecclésiastique, d’enseignement et de principes de vie. Tout cela se fondait sur la foi immuable de l’Eglise, transmise par des catéchismes qui étaient reconnus par tous les épiscopats.
La foi s’établissait sur des certitudes. En ébranlant celles-ci, on a semé la perplexité.
Prenons un exemple : l’Eglise enseignait – et l’ensemble des fidèles croyait – que la religion catholique était la seule véritable. En effet, elle a été fondée par Dieu lui-même, tandis que les autres religions sont l’œuvre des hommes. En conséquence : le chrétien doit éviter toute relation avec les fausses religions et, d’autre part, tout faire pour amener leurs adeptes à celle du Christ.
Cela est-il toujours vrai ? Bien sûr. La vérité ne peut pas changer, sinon c’est qu’elle n’aurait jamais été la vérité. Aucune donnée nouvelle, aucune découverte théologique ou scientifique – si tant est qu’il puisse exister des découvertes théologiques – ne fera jamais que la religion catholique ne soit plus l’unique voie du salut.
Mais voici que le pape lui-même assiste à des cérémonies religieuses de ces fausses religions, prie et prêche dans les temples de sectes hérétiques. La télévision répand dans le monde entier les images de ces contacts stupéfiants. Les fidèles ne comprennent plus.
Luther – j’y reviendrai dans les pages qui suivent – a écarté de l’Eglise des peuples entiers, il a bouleversé l’Europe spirituellement et politiquement en ruinant la hiérarchie catholique, le sacerdoce catholique, en inventant une fausse doctrine du salut, une fausse doctrine des sacrements. Sa révolte contre l’Eglise sera le modèle suivi par tous les futurs révolutionnaires qui jetteront le désordre en Europe et dans le monde. Il est impossible, cinq cents ans plus tard, d’en faire, comme certains le voudraient, un prophète ou un docteur de l’Eglise, quand ce n’est pas un saint. Or, si je lis La Documentation catholique ou les revues diocésaines, je trouve écrit ceci, sous la plume de la Commission mixte catholico-luthérienne, officiellement reconnue par le Vatican[^1]:
« Parmi les idées du concile Vatican II, où l’on peut voir un accueil des requêtes de Luther, se trouvent par exemple :
- la description de l’Eglise comme « Peuple de Dieu » (idée maîtresse du nouveau droit canon : idée démocratique et non plus hiérarchique) ;
- l’accent mis sur le sacerdoce de tous les baptisés ;
- l’engagement en faveur du droit de la personne à la liberté en matière de religion. D’autres exigences que Luther avait formulées en son temps peuvent être considérées comme étant satisfaites dans la théologie et dans la pratique de l’Eglise d’aujourd’hui : l’usage de la langue vulgaire dans la liturgie, la possibilité de la communion sous les deux espèces et le renouvellement de la théologie et de la célébration de l’Eucharistie. »
Quel aveu considérable ! Satisfaire aux exigences de Luther, qui s’est montré l’ennemi résolu et brutal de la messe et du pape ! Faire accueil aux requêtes du blasphémateur qui disait : « J’affirme que tous les lupanars, les homicides, les vols, les adultères sont moins mauvais que cette abominable messe ! » On ne peut tirer d’une aussi aberrante réhabilitation qu’une conclusion : ou bien il faut condamner le concile Vatican II qui l’a autorisée ; ou bien il faut condamner le concile de Trente et tous les papes qui, depuis le XVIe siècle, ont déclaré le protestantisme hérétique et schismatique.
On comprend que devant un tel retournement les catholiques soient perplexes. Mais ils ont tant d’autres sujets de l’être ! Au fil des années ils ont vu se transformer et le fond et la forme des pratiques religieuses que les adultes avaient connues dans la première partie de leur vie. Dans les églises, les autels ont été détruits ou désaffectés au profit d’une table, souvent mobile et escamotable. Le tabernacle n’occupe plus la place d’honneur, la plupart du temps, on l’a dissimulé dans un pilier, sur le côté ; lorsqu’il est resté au centre, le prêtre en disant la messe lui tourne le dos. Célébrant et fidèles se font face, dialoguant ensemble. N’importe qui peut toucher les vases sacrés, fréquemment remplacés par des paniers, des plats, des bols de céramique ; des laïcs, y compris des femmes, distribuent la communion, que l’on reçoit dans la main. Le Corps du Christ est traité avec un manque de révérence qui insinue le doute sur la réalité de la transsubstantiation.
Les sacrements sont administrés d’une manière qui varie selon les lieux ; je prendrai comme exemples l’âge du baptême et de la confirmation, le déroulement de la bénédiction nuptiale, agrémentée de chants et de lectures qui n’ont rien à voir avec la liturgie, empruntés à d’autres religions ou à une littérature résolument profane, quand ils n’expriment pas simplement des idées politiques.
Le latin, langue universelle de l’Eglise, et le grégorien ont disparu d’une façon quasi générale. La totalité des cantiques a été remplacée par des cantilènes modernes dans lesquelles il n’est pas rare de trouver les mêmes rythmes que ceux des lieux de plaisir.
Les catholiques ont été surpris aussi par la brusque disparition de l’habit ecclésiastique, comme si prêtres et religieuses avaient honte de se donner pour ce qu’ils sont. Les parents qui envoient leurs enfants au catéchisme constatent qu’on ne leur apprend plus les vérités de la foi, même les plus élémentaires : la Sainte-Trinité, le mystère de l’Incarnation, la Rédemption, le péché originel, l’Immaculée Conception. D’où un sentiment de profond désarroi : est-ce que tout cela n’est plus vrai, est-ce que c’est périmé, « dépassé » ? Les vertus chrétiennes ne sont même plus mentionnées ; dans quel manuel de catéchèse parle-t-on par exemple de l’humilité, de la chasteté, de la mortification ? La foi est devenue un concept fluctuant, la charité une espèce de solidarité universelle et l’espérance est surtout l’espérance en un monde meilleur.
De telles nouveautés ne sont pas de celles qui, dans l’ordre humain, apparaissent avec le temps, auxquelles on s’habitue, que l’on assimile après une première période de surprise et de flottement. Au cours d’une vie d’homme, bien des façons de faire se transforment ; si j’étais encore missionnaire en Afrique, je m’y rendrais en avion et non plus en bateau, quand ce ne serait que pour la difficulté de trouver une compagnie maritime desservant encore les lignes. En ce sens on peut dire qu’il faut vivre avec son temps et on y est d’ailleurs bien obligé.
Mais les catholiques à qui on a voulu imposer des nouveautés dans l’ordre spirituel et surnaturel en vertu du même principe ont bien compris que ce n’était pas possible. On ne change pas le Saint Sacrifice de la messe, les sacrements institués par Jésus-Christ, on ne change pas la vérité révélée une fois pour toutes, on ne remplace pas un dogme par un autre.
Les pages qui vont suivre voudraient répondre aux questions que vous vous posez, vous qui avez connu un autre visage de l’Eglise. Elles voudraient aussi éclairer les jeunes gens nés après le concile et auxquels la communauté catholique n’offre pas ce qu’ils sont en droit d’en attendre. Je désirerais m’adresser enfin aux indifférents ou aux agnostiques que la grâce de Dieu touchera un jour ou l’autre mais qui risquent de trouver alors des églises sans prêtres, une doctrine ne correspondant pas aux aspirations de leur âme.
Et puis c’est de toute évidence une question qui intéresse tout le monde, si j’en juge par l’intérêt qu’y porte la presse d’information générale, en particulier dans notre pays. Les journalistes aussi font montre de perplexité. Quelques titres au hasard : « Le christianisme va-t-il mourir ? », « Et si le temps travaillait contre la religion de Jésus-Christ ? », « Y aura-t-il encore des prêtres en l’an 2000 ? »
À ces questions je veux répondre, non en apportant à mon tour des théories nouvelles, mais en me référant à la Tradition ininterrompue et pourtant si abandonnée ces dernières années qu’à beaucoup de lecteurs elle apparaîtra sans doute comme quelque chose de nouveau.
II. On a changé la religion !
Il me faut dissiper d’entrée de jeu un malentendu, de manière à n’avoir pas à y revenir : je ne suis pas un chef de mouvement, encore moins le chef d’une Eglise particulière. Je ne suis pas, comme on ne cesse de l’écrire, « le chef des traditionalistes ». On en est arrivé à qualifier certaines personnes de « lefébvristes », comme s’il s’agissait d’un parti ou d’une école. C’est un abus de langage.
Je n’ai pas de doctrine personnelle en matière religieuse. Je me suis tenu toute ma vie à ce qu’on m’a enseigné sur les bancs du séminaire français de Rome, à savoir la doctrine catholique selon la translation qu’en a faite le magistère de siècle en siècle depuis la mort du dernier apôtre, qui marque la fin de la Révélation.
Il ne devrait pas y avoir là une pâture propre à satisfaire l’appétit de sensationnel qu’éprouvent les journalistes et à travers eux l’opinion publique actuelle. Pourtant toute la France fut en émoi le 29 août 1976 en apprenant que j’allais dire la messe à Lille. Qu’y avait-il d’extraordinaire à ce qu’un évêque célèbre le Saint Sacrifice ? J’ai dû prêcher devant un parterre de micros et chacun de mes propos était salué comme une déclaration fracassante. Mais que disais-je de plus que n’aurait pu dire n’importe quel autre évêque ?
Ah, voilà bien la clef de l’énigme : les autres évêques, depuis un certain nombre d’années, ne disaient plus les mêmes choses. Les avez-vous souvent entendus parler du règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par exemple ?
Mon aventure personnelle ne cesse de m’étonner : ces évêques, pour la plus grande partie, ont été mes condisciples à Rome, ils ont été formés de la même manière. Et voici que soudain je me retrouvais tout seul. Eux avaient changé, ils renonçaient à ce qu’ils avaient appris. Moi, je n’avais rien inventé de nouveau, je continuais. Le cardinal Garrone m’a même dit un jour : »On nous a trompés, au séminaire français de Rome. » Trompés sur quoi ? N’avait-il pas fait réciter des milliers de fois aux enfants de son catéchisme, avant le concile, l’acte de foi : « Mon Dieu, je crois fermement toutes les vérités que vous avez révélées et que vous nous enseignez par votre Eglise, parce que vous ne pouvez ni vous tromper ni nous tromper » ?
Comment tous ces évêques ont-ils pu se métamorphoser de la sorte ? J’y vois une explication : ils sont restés en France, ils se sont laissé infecter lentement. En Afrique j’étais protégé. Je suis rentré juste l’année du concile ; le mal était déjà fait. Vatican II n’a fait qu’ouvrir les vannes qui retenaient le flot destructeur.
Et en un rien de temps, avant même la clôture de la quatrième session, c’était la débâcle. Tout ou presque allait être emporté et, pour commencer, la prière. Le chrétien, qui a le sens et le respect de Dieu, est heurté par la façon dont on le fait prier aujourd’hui. On a qualifié de « rabâchage » les formules apprises par cœur, on ne les enseigne plus aux enfants, elles ne figurent plus dans les catéchismes, à l’exception du Notre-Père, dans une nouvelle version d’inspiration protestante qui oblige au tutoiement. Tutoyer Dieu d’une façon systématique n’est pas la marque d’une grande révérence et ne relève pas du génie de notre langue, qui nous offre un registre différent selon que nous nous adressons à un supérieur, à un parent, à un camarade. Dans ce même Notre-Père postconciliaire, on demande à Dieu de ne pas nous « soumettre à la tentation », expression pour le moins équivoque, alors que notre traduction française traditionnelle est une amélioration par rapport à la formule latine calquée assez maladroitement sur l’hébreu. Quel progrès y a-t-il là ? Le tutoiement a envahi l’ensemble de la liturgie vernaculaire : le Nouveau Missel des dimanches l’emploie d’une façon exclusive et obligatoire, sans que l’on voie les raisons d’un tel changement si contraire aux mœurs et à la culture françaises.
Des tests ont été faits dans des écoles catholiques sur des enfants de douze et treize ans. Seuls quelques-uns connaissaient par cœur le Pater, en français naturellement, quelques-uns savaient leur Je vous salue, Marie. À une ou deux exceptions près, ces enfants ignoraient le Symbole des Apôtres, le Je confesse à Dieu, les actes de foi, d’espérance, de charité et de contrition, l’Angélus, le Souvenez-vous… Comment sauraient-ils tout cela, puisque la plupart n’en ont même jamais entendu parler ? La prière doit être « spontanée », il faut parler à Dieu d’abondance, dit-on maintenant, et l’on fait fi de la merveilleuse pédagogie de l’Eglise qui a ciselé toutes ces prières auxquelles les plus grands saints ont eu recours.
Qui encourage encore les chrétiens à dire la prière du matin et du soir en famille, à réciter le Benedicite et les Grâces ? J’ai appris que dans de nombreuses écoles catholiques on ne veut plus dire la prière au début des classes, prenant prétexte qu’il y a des élèves non croyants ou appartenant à d’autres religions et qu’il ne faut pas choquer leur conscience ni afficher des sentiments triomphalistes. On se félicite d’accueillir dans ces écoles une grande majorité de non-catholiques et même de non-chrétiens, et de ne rien faire pour les conduire vers Dieu. Les petits catholiques, eux, doivent cacher leur foi, sous couleur de respecter les opinions de leurs camarades.
La génuflexion n’est plus pratiquée que par un nombre restreint de fidèles : on l’a remplacée par une inclinaison de la tête ou plus souvent par rien du tout. On entre dans une église et l’on s’assied. Le mobilier a été remplacé, les prie-Dieu transformés en bois de chauffage, dans beaucoup d’endroits ont été mis en place des fauteuils identiques à ceux des salles de spectacle, ce qui permet du reste d’installer plus confortablement le public lorsque les églises sont utilisées pour des concerts. On m’a cité le cas d’une chapelle du Saint-Sacrement, dans une grande paroisse parisienne, où un certain nombre de personnes travaillant aux alentours venaient faire une visite à l’heure du déjeuner. Un jour elle fut fermée pour cause de travaux ; quand elle rouvrit ses portes, les prie-Dieu avaient disparu, sur une moquette confortable on avait disposé des banquettes rembourrées et profondes d’un prix certainement élevé et comparables à ce qu’on peut trouver dans le hall d’accueil des grandes sociétés ou des compagnies aériennes. Le comportement des fidèles a aussitôt changé ; quelques-uns se mettaient à genoux sur la moquette, mais la plupart s’installaient commodément et méditaient les jambes croisées devant le tabernacle. Il y avait bien dans l’esprit du clergé de cette paroisse une intention ; on ne procède pas à des aménagements coûteux sans réfléchir à ce que l’on fait. On constate une volonté de modifier les rapports de l’homme avec Dieu dans le sens de la familiarité, de la désinvolture, comme si l’on traitait avec Lui d’égal à égal. Comment être persuadé, si l’on supprime les gestes qui matérialisent la « vertu de religion », que l’on est en présence du Créateur et souverain maître de toutes choses ? Ne court-on pas le risque aussi d’amoindrir le sentiment de sa Présence réelle dans le tabernacle ?
Les catholiques sont désorientés aussi par le parti pris de banalité et même de vulgarité que l’on impose aux lieux de culte, d’une façon systématique. On a taxé de triomphalisme tout ce qui concourait à la beauté des édifices et à la splendeur des cérémonies. Le décor doit se rapprocher du décor quotidien, du « vécu ». Dans les siècles de foi on offrait à Dieu ce que l’on avait de plus précieux ; c’est dans l’église du village que l’on pouvait voir ce qui justement n’appartenait pas à l’univers quotidien : pièces d’orfèvrerie, œuvres d’art, tissus fins, dentelles, broderies, statues de la Sainte Vierge couronnées de joyaux. Les chrétiens faisaient des sacrifices financiers pour honorer de leur mieux le Très-Haut. Tout cela concourait à la prière, aidait l’âme à s’élever ; c’est une démarche naturelle à l’homme : lorsque les rois mages se sont rendus à la pauvre crèche de Bethléem, ils apportaient de l’or, de la myrrhe et de l’encens. On brutalise les catholiques en les faisant prier dans une ambiance triviale, des « salles polyvalentes » qui ne se distinguent d’aucun autre lieu public, restant même parfois en deçà. Ça et là, on abandonne une magnifique église gothique ou romane pour bâtir à côté une sorte de hangar nu et triste, ou bien on organise des « eucharisties domestiques » dans des salles à manger, voire des cuisines. On m’a parlé d’une de celles-ci, célébrée au domicile d’un défunt en présence de sa famille et de ses amis ; après la cérémonie, on a enlevé le calice et, sur la même table couverte de la même nappe, on a dressé le buffet. Pendant ce temps, à quelques centaines de mètres, les oiseaux étaient seuls à chanter le Seigneur autour de l’église du XIIIe siècle parée de vitraux magnifiques.
Ceux d’entre vous, lecteurs, qui ont connu l’avant-guerre se souviennent certainement de la ferveur des processions de la Fête-Dieu, avec les multiples reposoirs, les chants, les encensoirs, l’ostensoir rayonnant porté par le prêtre dans le soleil sous le dais brodé d’or, les bannières, les fleurs, les cloches. Le sens de l’adoration naissait dans l’âme des enfants et s’y incrustait pour la vie. Cet aspect primordial de la prière semble fort négligé. Parlera-t-on encore de l’évolution nécessaire, des nouvelles habitudes de vie ? Les embarras de la circulation automobile n’empêchent pas les manifestations de rue, ceux qui y participent ne ressentent aucun respect humain pour exprimer leurs opinions politiques ou leurs revendications justes ou non. Pourquoi Dieu seul serait-il écarté et pourquoi seuls les chrétiens devraient-ils s’abstenir de lui rendre le culte public qui lui revient ?
La disparition presque totale en France des processions n’a pas pour origine une désaffection des fidèles. Elle est prescrite par la nouvelle pastorale qui pourtant met sans cesse en avant la recherche d’une « participation active du Peuple de Dieu ». En 1969 un curé de l’Oise était destitué par son évêque après avoir reçu l’interdiction d’organiser la procession traditionnelle de la Fête-Dieu ; cette procession eut lieu quand même et attira dix fois plus de personnes que le village ne comprenait d’habitants. Dira-t-on que la nouvelle pastorale, d’ailleurs en contradiction sur ce point avec la Constitution conciliaire sur la Sainte Liturgie, s’accorde aux aspirations profondes des chrétiens qui restent attachés à de telles formes de piété ?
En échange, que leur propose-t-on ? Peu de chose car le service du culte s’est rapidement réduit. Les prêtres ne célébrant plus le Saint Sacrifice chaque jour, et concélébrant le reste du temps, le nombre des messes a diminué dans de fortes proportions. Il est pratiquement impossible dans les campagnes d’y assister en semaine ; le dimanche, il est nécessaire de prendre une voiture pour se rendre dans la localité dont c’est le tour de recevoir le prêtre du « secteur ». De nombreuses églises de France sont définitivement fermées, d’autres ne s’entrouvrent que quelquefois l’an. La crise des vocations s’ajoutant, ou plutôt la crise de l’accueil qui leur est fait, la pratique religieuse est rendue d’année en année plus difficile. Les grandes villes sont en général mieux desservies, mais il est la plupart du temps impossible de communier, par exemple les premiers vendredis ou les premiers samedis du mois. Il ne faut plus songer, naturellement, à la messe quotidienne ; dans maintes paroisses citadines elles ont lieu sur commande, pour un groupe donné, à une heure convenu avec celui-ci et de telle sorte que le passant entré par hasard se sent étranger à une célébration émaillée d’allusions aux activités et à la vie du groupe. On a jeté le discrédit sur ce qu’on a appelé les célébrations individuelles par opposition aux célébrations communautaires ; en réalité la communauté a éclaté en petites cellules ; il n’est pas rare de voir des prêtres célébrer au domicile d’un chrétien engagé dans des activités d’action catholique ou autres, en présence de quelques militants. Ou bien on trouve l’horaire du dimanche matin réparti entre les différentes communautés linguistiques : messe portugaise, messe française, messe espagnole… À une époque où les voyages à l’étranger se sont répandus, les catholiques sont amenés à assister à des messes auxquelles ils ne comprennent pas un traître mot et cela bien qu’on leur laisse entendre qu’il n’est pas possible de prier sans « participer ». Comment le feraient-ils ?
Plus de messes ou si peu, plus de processions, plus de saluts du Saint-Sacrement, plus de vêpres… La prière en commun est réduite à sa plus simple expression. Mais lorsque le fidèle a surmonté les difficultés d’horaires et de déplacement, que trouve-t-il pour étancher sa soif spirituelle ? Je parlerai plus loin de la liturgie et des graves altérations qu’elle subit. Restons pour l’instant plus à l’extérieur des choses, aux formes de cette prière commune. Trop fréquemment le climat des « célébrations » heurte le sens religieux des catholiques. C’est l’intrusion des rythmes profanes, avec toutes sortes d’instruments à percussion, la guitare, le saxophone. Un musicien responsable de musique sacrée dans un diocèse du nord de la France écrivait, soutenu par de nombreuses personnalités éminentes du monde musical : « En dépit des appellations courantes, la musique de ces chants n’est pas moderne : ce style musical n’est pas nouveau mais se pratiquait dans des lieux et milieux très profanes (cabarets, music-hall, souvent pour des danses plus ou moins lascives affublées de noms étrangers)… on est porté au balancement ou « swing » : tout le monde a envie de se trémousser. Voilà une « expression corporelle » certainement étrangère à notre culture occidentale, peu favorable au recueillement et dont les origines sont plutôt troubles… La plupart du temps nos assemblées, qui ont déjà tant de peine à ne pas égaliser les noires et les croches dans une mesure à 6/8, ne respectent pas le rythme exact, et la batterie fait défaut : alors on n’a plus envie de se trémousser, mais le rythme devient informe et fait remarquer d’autant plus la pauvreté habituelle de la ligne mélodique. »
Que devient la prière dans tout cela ? Heureusement il semble qu’en plus d’un endroit on soit revenu à des coutumes moins barbares. On est alors soumis, si l’on veut chanter, aux productions des organismes officiels spécialisés dans la musique d’église, car il n’est pas question d’utiliser le merveilleux héritage des siècles passés. Les mélodies habituelles, toujours les mêmes, sont d’une inspiration fort médiocre. Les morceaux plus élaborés, exécutés par des chorales, se ressentent de l’influence profane, excitent plus la sensibilité qu’ils ne pénètrent l’âme comme le fait le plain-chant ; les paroles inventées de toutes pièces avec un vocabulaire nouveau, comme si un déluge avait détruit, il y a une vingtaine d’années, tous les antiphonaires dont, même en voulant faire du nouveau, on aurait pu s’inspirer, adoptent le style du moment et se démodent vite, ne sont plus compréhensibles dans un délai très court. D’innombrables disques destinés à l’ »animation » des paroisses répandent des paraphrases de psaumes, qui se donnent d’ailleurs comme tels et qui supplantent le texte sacré d’inspiration divine. Pourquoi ne pas chanter les psaumes eux-mêmes ?
Une nouveauté est apparue voici quelque temps ; des affiches posées à l’entrée des églises disaient : « Pour louer Dieu, frappez dans vos mains. » Au cours de la célébration donc, sur un signal de l’animateur, les assistants lèvent les bras au-dessus de leur tête et frappent en cadence, avec entrain, produisant un vacarme insolite dans l’enceinte du sanctuaire. Ce genre d’innovation, sans attaches dans nos habitudes même profanes, qui tente d’implanter un geste artificiel dans la liturgie, n’aura sans doute pas de lendemain ; il contribue pourtant à décourager les catholiques et augmente leur perplexité. On peut s’abstenir de fréquenter les « Gospel Nights » mais que faire lorsque les rares messes du dimanche sont gagnées par ces pratiques désolantes ?
La pastorale d’ensemble, selon le terme adopté, contraint le fidèle à des gestes nouveaux, dont il n’aperçoit pas l’utilité, qui vont contre sa nature. Il faut avant toute chose que tout se passe d’une façon collective avec des échanges de parole, des échanges d’évangile, des échanges de vues, des poignées de mains. Le peuple suit en rechignant, ce que les chiffres démontrent ; les toutes dernières statistiques accusent un nouveau fléchissement, entre 1977 et 1983, de la fréquentation de l’Eucharistie, alors que la prière personnelle connaît une légère remontée.[^2] La pastorale d’ensemble n’a donc pas conquis le peuple catholique. Voici ce que je lis dans un bulletin paroissial de la région parisienne : « Depuis deux ans, la messe de 9h30 avait de temps à autre un style un peu particulier, en ce sens que la proclamation de l’Evangile était suivie d’un échange pour lequel les fidèles se retrouvaient par groupes d’une dizaine. En fait, la première fois qu’une telle célébration a été tentée, 69 personnes ont constitué des groupes d’échange, 138 sont demeurées en dehors. On pouvait penser que, le temps aidant, un tel état de fait irait en se modifiant. Il n’en a rien été. » L’équipe paroissiale a donc organisé une réunion pour savoir si l’on continuerait ou non les « messes avec échange ». On comprend que les deux tiers des paroissiens ayant résisté jusqu’alors aux nouveautés postconciliaires, n’aient pas été enchantés par ces parlotes improvisées en pleine messe. Comme il est difficile d’être catholique aujourd’hui ! La liturgie française, même sans « échange », étourdit les assistants sous un flot de paroles, beaucoup se plaignent de ne plus pouvoir prier au cours de la messe. Alors, quand prieront-ils ?
Les chrétiens déconcertés se voient proposer des recettes qui sont toujours agréées par la hiérarchie pourvu qu’elles s’éloignent de la spiritualité catholique. Le yoga et le zen sont les plus étranges. Orientalisme désastreux mettant la piété sur des voies fausses, prétendant conduire à une « hygiène de l’âme ». Qui dira aussi les méfaits de l’expression corporelle, dégradation de la personne en même temps qu’exaltation du corps contraire à l’élévation vers Dieu ? Ces modes nouveaux introduits jusque dans les monastères de contemplatifs avec beaucoup d’autres sont extrêmement dangereux et donnent raison à ceux que l’on entend dire : « On nous change notre religion. »
III. La nouvelle messe : exemples vécus
J’ai sous les yeux des photos publiées par des journaux catholiques et représentant la messe telle qu’elle est dite assez souvent. Sur la première j’ai peine à comprendre de quel moment du Saint Sacrifice il s’agit. Derrière une table ordinaire en bois, qui n’a pas l’air très propre et que ne recouvre aucune nappe, deux personnages en complet veston et cravate élèvent ou présentent l’un un calice, l’autre un ciboire. La légende m’apprend que ce sont des prêtres, dont un aumônier fédéral d’Action catholique. Du même côté de la table, près du premier célébrant, deux jeunes filles en pantalon ; près du second, deux garçons en chandail. Une guitare est posée contre un tabouret.
Autre photo : la scène se passe dans le coin d’une pièce qui pourrait être la salle d’un foyer de jeunes. Le prêtre est debout, en aube de Taizé, devant un tabouret de vacher qui sert d’autel ; on voit un grand bol en grès et un petit godet de la même matière, ainsi que deux lumignons allumés. Cinq jeunes sont assis en tailleur sur le sol, l’un d’eux gratte la guitare.
Troisième photo, se rapportant à un événement qui a eu lieu il y a quelques années : la croisière de quelques écologistes voulant empêcher les expériences atomiques françaises sur l’îlot de Mururoa. Il y a parmi eux un prêtre, qui célèbre la messe sur le pont du voilier, en compagnie de deux autres hommes. Tous trois sont en short, l’un se présentant au surplus torse nu. L’abbé élève l’hostie, sans doute pour l’élévation. Il n’est ni debout ni à genoux, mais assis ou plutôt affalé contre une superstructure du bateau.
Un trait commun se dégage de ces vues scandaleuses : l’Eucharistie est ravalée au rang d’un acte quotidien, dans la vulgarité du décor, des instruments utilisés, des attitudes, des vêtements. Or les revues dites catholiques, vendues sur les présentoirs des églises, n’offrent pas ces photos pour critiquer de telles manières de faire, mais au contraire pour les recommander. La Vie estime même que ce n’est pas suffisant. Utilisant à son habitude des extraits de lettres de lecteurs pour dire ce qu’elle pense sans s’engager, elle écrit : « La réforme liturgique devrait aller plus loin… Les redites, les formules toujours répétées, toute cette ordonnance freine une véritable créativité. » Que devrait être la messe ? Ceci : « Nos problèmes sont multiples, nos difficultés grandissent et l’Eglise semble encore en être absente. On sort de la messe souvent lassé ; il y a comme un décalage entre notre vie, nos soucis du moment, et ce que l’on nous propose de vivre le dimanche. »
On sort certainement lassé d’une messe qui s’est efforcée de descendre au niveau des hommes au lieu de les élever vers Dieu et qui, mal comprise, ne permet pas de dépasser les « problèmes ». L’encouragement à aller encore plus loin traduit une volonté délibérée de détruire le sacré. On dépossède ainsi le chrétien de quelque chose qui lui est nécessaire, à quoi il aspire, car il est porté à honorer et à révérer tout ce qui a une relation avec Dieu. Combien plus les matières du Sacrifice destinées à devenir son corps et son sang ! Pourquoi confectionner des hosties grises ou brunes, en laissant une partie du petit son ? Veut-on faire oublier l’expression écartée du nouvel offertoire : hanc immaculatam hostiam, cette hostie sans tache ?
Ce n’est pourtant là qu’une innovation mineure. On entend parler fréquemment de la consécration de morceaux de pain ordinaire, fermenté, au lieu du pur froment prescrit et dont l’usage exclusif a encore été rappelé récemment dans l’instruction Inæstimabile Donum. Toutes les limites étant franchies, on a même vu un évêque américain recommander la confection de petits gâteaux contenant du lait, des œufs, de la levure, du miel et de la margarine. La désacralisation s’étend aux personnes vouées au service de Dieu, avec la disparition de l’habit ecclésiastique pour les prêtres et les religieuses, l’usage des prénoms, le tutoiement, le mode de vie sécularisé au nom d’un nouveau principe et non, comme on essaie de le faire croire, pour des nécessités pratiques. J’en veux pour preuve ces religieuses désertant leur cloître pour habiter des appartements loués en ville et faisant ainsi double dépense, quittant le voile et devant supporter les frais de séances régulières chez le coiffeur.
La perte du sacré conduit aussi au sacrilège. Un journal de l’ouest de la France nous apprend que le concours national des majorettes s’est tenu, en 1980, en Vendée. Une messe a eu lieu, pendant laquelle les majorettes ont dansé, quelques-unes d’entre elles distribuant ensuite la communion. Qui plus est, la cérémonie fut couronnée par une ronde, à laquelle prit part le célébrant en ornements sacerdotaux. Je n’ai pas l’intention d’établir ici un catalogue des abus que l’on rencontre, mais de donner quelques exemples montrant pourquoi les catholiques d’aujourd’hui ont tout lieu d’être perplexes et même scandalisés. Je ne dévoile aucun secret, la télévision elle-même se charge de répandre dans les foyers, à l’émission du dimanche matin, la désinvolture inadmissible que des évêques affichent publiquement à l’égard du Corps du Christ, telle cette messe télévisée du 22 novembre 1981 où le ciboire a été remplacé par des paniers que les fidèles se passaient l’un à l’autre et qui ont fini par être déposés par terre avec ce qui restait des Saintes Espèces. À Poitiers, le Jeudi saint de la même année, une concélébration à grand spectacle a consisté à consacrer pêle-mêle pains et pichets de vin sur des tables où chacun venait se servir.
Les concerts de musique profane organisés dans les églises sont maintenant généralisés. On accepte même de prêter les lieux du culte pour des auditions de musique rock, avec tous les excès qu’elles entraînent d’une façon habituelle. Des églises et des cathédrales ont été livrées à la débauche, à la drogue, aux souillures de tout genre et ce n’est pas le clergé local qui a procédé à des cérémonies expiatoires, mais des groupes de fidèles justement révoltés par ces scandales. Comment les évêques et les prêtres qui ont favorisé ceux-ci ne craignent-il pas d’attirer sur eux et sur l’ensemble de leur peuple la malédiction divine ? Elle apparaît déjà dans la stérilité qui frappe leurs œuvres. Tout se perd, se désorganise parce que le Saint Sacrifice de la messe, profané comme il est, ne donne plus la grâce, ne la fait plus passer. Le mépris de la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie est le fait le plus flagrant par lequel s’exprime l’esprit nouveau, qui n’est plus catholique. Sans aller jusqu’aux excès tapageurs dont je viens de parler, c’est tous les jours qu’on le constate. Le concile de Trente a explicité sans doute possible que Notre-Seigneur est présent dans les moindres parcelles de l’hostie consacrée. Alors, que penser de la communion dans la main ? Quand on se sert d’un plateau, même si les communions sont peu nombreuses, il y reste toujours des parcelles. Par conséquent, ces parcelles restent maintenant dans les mains des fidèles. La foi en est ébranlée chez beaucoup, surtout chez les enfants.
La nouvelle façon ne peut avoir qu’une explication : si on vient à la messe pour rompre le pain de l’amitié, du repas communautaire, de la foi commune, alors il est normal qu’on ne prenne pas d’excessives précautions. Si l’Eucharistie est un symbole, matérialisant le simple souvenir d’un événement passé, la présence spirituelle de Notre-Seigneur, c’est tout à fait logique qu’on se soucie peu des miettes qui peuvent tomber sur le sol. Mais s’il s’agit de la présence de Dieu lui-même, de notre créateur, comme le veut la foi de l’Eglise, comment comprendre que l’on admette une telle pratique et même qu’on l’encourage, en dépit de documents romains tout récents encore ? L’idée qu’on s’efforce de faire passer ainsi est une idée protestante contre laquelle les catholiques non encore contaminés se rebellent. Pour mieux l’imposer, on oblige les fidèles à communier debout. Est-il convenable que l’on aille recevoir, sans le moindre signe de respect ou d’allégeance, le Christ devant lequel, dit saint Paul, tout genou fléchit au ciel, sur terre et dans les enfers ? Beaucoup de prêtres ne s’agenouillent plus devant la Sainte Eucharistie ; le nouveau rite de la messe les y encourage. Je n’y vois que deux raisons possibles : ou un immense orgueil qui nous fait traiter Dieu comme si nous étions ses égaux, ou la certitude qu’il n’est pas réellement dans l’Eucharistie.
Est-ce que je fais à la prétendue « Eglise conciliaire » un procès d’intention ? Non, je n’invente rien. Ecoutez comment s’exprime le doyen de la faculté de théologie de Strasbourg : « On parle aussi de la présence d’un orateur, d’un acteur, désignant par là une qualité autre qu’un simple « être là » topographique. Enfin, quelqu’un peut être présent par une action symbolique, qu’il n’accomplit pas physiquement mais que d’autres accomplissent par fidélité créatrice à son intention profonde. Par exemple, le festival de Bayreuth réalise, sans doute, une présence de Richard Wagner, qui est bien supérieure en intensité à celle que peuvent manifester des ouvrages ou des concerts occasionnels consacrés au musicien. C’est dans cette dernière perspective, me semble-t-il, qu’il convient de situer la présence eucharistique du Christ. »
Comparer la messe au festival de Bayreuth ! Non, décidément, nous ne sommes d’accord ni sur les paroles ni sur la musique.
IV. Le Saint Sacrifice de la messe
Pour préparer le Congrès eucharistique de 1981, un questionnaire a été répandu, dont la première question était celle-ci : « Entre ces deux définitions : « Saint Sacrifice de la messe » et « Repas eucharistique », laquelle adoptez-vous spontanément ? » Il y aurait beaucoup à dire sur cette façon d’interroger les catholiques en leur laissant en quelque sorte le choix et en faisant appel à leur jugement personnel dans une matière où la spontanéité n’a que faire. On ne choisit pas sa définition de la messe comme on choisit un parti politique.
Hélas ! L’insinuation ne résulte pas d’une maladresse du rédacteur de ce questionnaire. Il faut s’en convaincre : la réforme liturgique tend à remplacer la notion et la réalité du Sacrifice par la réalité d’un repas. C’est ainsi qu’on parle de célébration eucharistique, de Cène, mais le terme de Sacrifice est beaucoup moins évoqué ; il a presque totalement disparu des manuels de catéchèse, comme de la prédication. Il est absent du Canon n° 2, dit de saint Hippolyte.
Cette tendance rejoint celle que nous constations à propos de la Présence réelle : s’il n’y a plus de sacrifice, il n’y a plus besoin de victime. La victime est présente en vue du sacrifice. Faire de la messe un repas mémorial, un repas fraternel est l’erreur des protestants. Que s’est-il passé au XVIe siècle ? Précisément ce qui est en train de se passer aujourd’hui. Ils ont immédiatement remplacé l’autel par une table, ils ont supprimé le crucifix sur celle-ci, fait tourner vers les fidèles le « président de l’assemblée ». Le scénario de la Cène protestante se trouve dans Pierres Vivantes, le recueil composé par les évêques de France et que tous les enfants des catéchismes doivent obligatoirement utiliser : « Les chrétiens se rassemblent pour célébrer l’Eucharistie. C’est la messe… Ils proclament la foi de l’Église, ils prient pour le monde entier, ils offrent le pain et le vin… Le prêtre qui préside l’assemblée dit la grande prière d’action de grâces… »
Or dans la religion catholique, c’est le prêtre qui célèbre la messe, c’est lui qui offre le pain et le vin. La notion de président est directement empruntée au protestantisme. Le vocabulaire suit le changement des esprits. On disait autrefois : « Monseigneur Lustiger célébrera une messe pontificale ». On m’a rapporté qu’à radio Notre-Dame, la phrase utilisée à présent est : « Jean-Marie Lustiger présidera une concélébration. »
Voici comment on parle de la messe dans une brochure éditée par la Conférence des évêques suisses : « Le repas du Seigneur réalise d’abord la communion avec le Christ. C’est la même communion que Jésus réalisait durant sa vie terrestre en se mettant à table avec les pécheurs, qui se continue dans le repas eucharistique depuis le jour de la Résurrection. Le Seigneur invite ses amis à se rassembler et il sera présent parmi eux. » Eh bien, tout catholique est obligé de répondre d’une façon catégorique : Non ! La messe, ce n’est pas cela. Ce n’est pas la continuation d’un repas semblable à celui auquel Notre-Seigneur convia saint Pierre et quelques disciples un matin, sur le bord du lac, après sa résurrection : « Quand ils furent descendus à terre, ils virent qu’il y avait là un feu de braise avec du poisson dessus, et du pain… Jésus leur dit : « Venez déjeuner. » Aucun des disciples, sachant que c’était le Seigneur, n’osait lui demander : »Qui êtes-vous ? » Jésus arrive, prend le pain, le leur donne, et pareillement du poisson » (Jean XXI, 9-13).
La communion du prêtre et des fidèles est une communion à la victime qui s’est offerte sur l’autel du sacrifice. Celui-ci est massif, en pierre ; s’il ne l’est pas, il contient au moins la pierre d’autel, qui est une pierre sacrificielle. On y a incrusté les reliques des martyrs, parce qu’ils ont offert leur sang pour leur Maître. Cette communion du sang de Notre-Seigneur avec le sang des martyrs nous encourage à offrir nous aussi nos vies. Si la messe est un repas, je comprends que le prêtre se tourne vers les fidèles. On ne préside pas un repas en tournant le dos aux convives. Mais un sacrifice s’offre à Dieu, pas aux assistants. C’est pour cette raison que le prêtre, à la tête des fidèles, se tourne vers Dieu, vers le crucifix dominant l’autel.
On insiste à toute occasion sur ce que le Nouveau Missel des dimanches appelle « le récit de l’institution ». Le Centre Jean-Bart, centre officiel de l’évêché de Paris, déclare : « Au cœur de la messe, il y a un récit. » Encore une fois : Non ! La messe n’est pas une narration, elle est une action. Trois conditions indispensables existent pour qu’elle soit la continuation du Sacrifice de la Croix : l’oblation de la victime, la transsubstantiation qui rend celle-ci présente effectivement et non symboliquement, la célébration par un prêtre tenant la place du Prêtre principal qu’est Notre-Seigneur, et qui doit être consacré par son sacerdoce. Ainsi la messe peut-elle procurer la rémission des péchés. Un simple mémorial, un récit de l’institution accompagné d’un repas serait loin d’y suffire. Toute la vertu surnaturelle de la messe vient de sa relation au Sacrifice de la Croix. Si on ne croit plus à cela, on ne croit plus à rien de la sainte Église, l’Église n’a plus de raison d’être, il ne faut plus prétendre être catholique. Luther avait très bien compris que la messe est le cœur, l’âme de l’Église. Il disait : « Détruisons la messe et nous détruirons l’Église. »
Or nous nous apercevons que le Novus Ordo missæ, c’est-à-dire la nouvelle règle adoptée après le concile, s’aligne sur les conceptions protestantes, ou tout au moins s’en rapproche dangereusement. Pour Luther, la messe peut être un sacrifice de louange, c’est-à-dire un acte de louange, d’action de grâces, mais certainement pas un sacrifice expiatoire renouvelant et appliquant le Sacrifice de la Croix. Pour lui le Sacrifice de la Croix a eu lieu à un moment donné de l’histoire, il est prisonnier de cette histoire, nous ne pouvons nous appliquer les mérites du Christ que par notre foi dans sa mort et sa résurrection. Au contraire l’Église tient que ce sacrifice se réalise mystiquement sur nos autels à chaque messe, d’une manière non sanglante, par la séparation du corps et du sang sous les espèces du pain et du vin. Ce renouvellement permet d’appliquer aux fidèles présents les mérites de la croix, de perpétuer cette source de grâces dans le temps et dans l’espace. L’Evangile de saint Matthieu se termine par ces mots : « Et maintenant, moi, je serai avec vous toujours, jusqu’à la fin du monde. » La différence de conception n’est pas mince. On s’efforce pourtant de la réduire, par altération de la doctrine catholique dont on peut voir de nombreux signes dans la liturgie.
Luther disait : « Le culte s’adressait à Dieu comme un hommage, il s’adressera désormais à l’homme pour le consoler et l’éclairer. Le sacrifice occupait la première place, le sermon va le supplanter. » Cela signifiait l’introduction du culte de l’homme et, à l’église, l’importance donnée à la « liturgie de la parole ». Ouvrons les nouveaux missels, cette révolution y a été accomplie. Une lecture a été ajoutée aux deux qui existaient, ainsi qu’une « prière universelle » souvent utilisée pour faire passer des idées politiques ou sociales ; en comptant l’homélie, on aboutit à un déséquilibre au profit de la parole. Le sermon achevé, la messe est bien près de sa fin.
Dans l’Église, le prêtre est marqué d’un caractère indélébile qui fait de lui un « alter Christus » ; lui seul peut offrir le Saint Sacrifice. Luther considère la distinction entre clercs et laïcs comme « la première muraille élevée par les romanistes » ; tous les chrétiens sont prêtres, le pasteur ne fait qu’exercer une fonction en présidant la « messe évangélique ». Dans le nouvel ordo, le « je » du célébrant a été remplacé par le « nous » ; on écrit partout que les fidèles « célèbrent », on les associe aux actes cultuels, ils lisent l’Épître, éventuellement l’Évangile, distribuent la communion, font parfois l’homélie, qui peut être remplacée par « un échange en petits groupes sur la Parole de Dieu », se réunissent à l’avance pour « bâtir » la célébration du dimanche. Mais ce n’est qu’une étape ; depuis de nombreuses années on entend émettre par des responsables d’organismes épiscopaux des propositions de ce genre : « Ce ne sont pas les ministres mais, l’assemblée qui célèbre » (Fiches du Centre national de pastorale liturgique) ou « L’assemblée est le premier sujet de la liturgie » ; ce qui compte ce n’est pas « le fonctionnement des rites mais l’image que l’assemblée se donne à elle-même et les relations qui s’instaurent entre les célébrants » (P. Gelineau, artisan de la réforme liturgique et professeur à l’Institut catholique de Paris). Si c’est l’assemblée qui compte, on comprend que les messes privées soient mal considérées, ce qui fait que les prêtres n’en disent plus car il est de moins en moins facile de trouver une assemblée, surtout en semaine. C’est une rupture avec la doctrine invariable : l’Église a besoin de la multiplication des Sacrifices de la messe, et pour l’application du Sacrifice de la Croix et pour toutes les fins qui lui sont assignées : l’adoration, l’action de grâces, la propitiation et l’impétration.
Ce n’est pas encore assez, l’objectif de plusieurs est d’éliminer carrément le prêtre, ce qui donne lieu aux fameuses ADAP (Assemblées dominicales en l’absence du prêtre). On pourrait concevoir des fidèles se rassemblant pour prier ensemble de façon à honorer le jour du Seigneur ; or ces ADAP sont en réalité des sortes de messes en blanc, auxquelles il ne manque que la consécration, et encore, comme on peut lire dans un document du Centre régional d’études socio-religieuses de Lille, seulement parce que « jusqu’à nouvel ordre, les laïcs n’ont pas le pouvoir d’exécuter cet acte ». L’absence du prêtre peut être voulue « pour que les fidèles apprennent à se débrouiller tout seuls ». Le P. Gelineau, dans Demain la liturgie, écrit que les ADAP ne sont qu’une « transition pédagogique jusqu’à ce que les mentalités aient changé » et il conclut avec une confondante logique qu’il y a encore trop de prêtres dans l’Église, « trop sans doute pour que les choses évoluent vite ».
Luther a supprimé l’offertoire : pourquoi offrir l’Hostie pure et sans tache s’il n’y a plus de sacrifice ? Dans le nouvel ordo français, l’offertoire est pratiquement inexistant ; il ne porte d’ailleurs plus ce nom. Le Nouveau Missel des dimanches parle de « prière de présentation ». La formule utilisée évoque davantage une action de grâces, un remerciement pour les fruits de la terre. Pour s’en rendre compte, il suffit de la comparer avec les formules traditionnellement employées par l’Église, où apparaît clairement le but propitiatoire et expiatoire du sacrifice, « que je vous offre… pour mes innombrables péchés, offenses et négligences ; pour tous les assistants et pour tous les chrétiens vivants et morts ; afin qu’elle profite à mon salut et au leur pour la vie éternelle ». Élevant le calice, le prêtre dit ensuite : « Nous vous offrons, Seigneur, le calice de votre rédemption, en suppliant votre bonté de le faire monter, comme un parfum suave, en présence de votre divine Majesté, pour notre salut et celui du monde entier. »
Qu’en reste-t-il dans la nouvelle messe ? Ceci : « Tu es béni, Dieu de l’univers, toi qui nous donnes ce pain, fruit de la terre et du travail des hommes. Nous te le présentons : il deviendra le pain de la vie », et de même pour le vin, qui deviendra « le vin du Royaume éternel ». À quoi sert d’ajouter un peu plus loin : « Lave-moi de mes fautes, Seigneur, purifie-moi de mon péché » et : « Que notre sacrifice, en ce jour, trouve grâce devant toi » ? Quel péché ? Quel sacrifice ? Quelle liaison peut faire le fidèle entre cette présentation vague des offrandes et la rédemption qu’il est en mesure d’attendre ? Je poserai une autre question : pourquoi substituer à un texte clair et dont le sens est complet, une suite de phrases énigmatiques, mal liées ensemble ? Si l’on éprouve le besoin de changer, ce doit être pour faire mieux. Ces quelques mentions qui paraissent rectifier l’insuffisance des « prières de présentation » font encore penser à Luther, qui s’appliquait à ménager les transitions. Il conservait le plus possible de cérémonies anciennes, se bornant à en changer le sens. La messe gardait en grande partie son appareil extérieur, le peuple retrouvait dans les églises à peu près le même décor, à peu près les mêmes rites, avec des retouches faites pour lui plaire, car désormais on s’adressait à lui beaucoup plus qu’auparavant ; il avait davantage conscience de compter pour quelque chose dans le culte, il y prenait une part plus active par le chant et la prière à haute voix. Peu à peu le latin faisait place définitivement à l’allemand. Tout cela ne vous rappelle-t-il rien ? Luther s’inquiète également de créer de nouveaux cantiques pour remplacer « tous les fredons de la papisterie » ; les réformes prennent toujours un air de révolution culturelle.
Dans le nouvel ordo, la partie la plus ancienne du Canon romain, qui remonte à l’âge apostolique, a été remaniée pour le rapprocher de la formule consécratoire luthérienne, avec un ajout et une suppression. La traduction française a renchéri, en altérant la signification des mots « pro multis ». Au lieu de « mon sang… qui sera répandu pour vous et pour un grand nombre », nous lisons : « qui sera répandu pour vous et pour la multitude ». Ce qui ne signifie pas la même chose et qui théologiquement n’est pas neutre.
Vous avez pu remarquer que la plupart des prêtres prononcent aujourd’hui d’une traite la partie principale du Canon qui commence par « La veille de sa passion, il prit le pain dans ses mains très saintes… » sans marquer la pause impliquée par la rubrique du missel romain : « Tenant des deux mains l’hostie entre l’index et le pouce, il prononce les paroles de la Consécration, à voix basse mais distincte et attentivement, sur l’hostie. » Le ton change, il devient intimatoire, les cinq mots « Hoc est enim Corpus meum » opèrent le miracle de la transsubstantiation, de même que ceux qui sont dits pour la consécration du vin. Le nouveau missel invite le célébrant à garder le ton narratif comme s’il procédait, effectivement, à un mémorial. La créativité étant de règle, on voit certains officiants réciter leur texte en montrant l’hostie à la ronde ou même en la rompant avec ostentation pour ajouter le geste aux paroles et mieux illustrer leur récit. Deux génuflexions sur quatre ayant été supprimées, celles qui demeurent étant parfois omises, on est en droit de se demander si le prêtre a bien le sentiment de consacrer, à supposer qu’il en ait réellement l’intention.
Et alors, de catholiques perplexes vous devenez des catholiques inquiets : la messe à laquelle vous venez d’assister était-elle valide ? L’hostie que vous avez reçue était-elle vraiment le corps du Christ ? C’est un grave problème. Comment le fidèle peut-il en juger ? Il existe pour la validité d’une messe des conditions essentielles : la matière, la forme, l’intention et le prêtre validement ordonné. Si ces conditions sont remplies, on ne voit pas comment on pourrait conclure à l’invalidité. Les prières de l’offertoire, du Canon et de la Communion du prêtre sont nécessaires à l’intégrité du sacrifice et du sacrement, mais non à sa validité. Le cardinal Mindszenty, prononçant « à la sauvette » dans sa prison les paroles de la Consécration sur un peu de pain et de vin pour se nourrir du corps et du sang de Notre-Seigneur sans être aperçu de ses gardiens, a certainement accompli le sacrifice et le sacrement.
Une messe célébrée avec les gâteaux au miel de l’évêque américain dont j’ai parlé est certainement invalide, comme celle où les paroles consécratoires seraient gravement altérées ou même omises. Je n’invente rien, le cas a été signalé d’un célébrant ayant fait une telle dépense de créativité qu’il avait tout simplement oublié la Consécration. Mais comment apprécier l’intention du prêtre ? Qu’il y ait toujours moins de messes valides à mesure que la foi des prêtres se corrompt et qu’ils n’ont plus l’intention de faire ce qu’a toujours fait l’Église – car l’Église ne peut changer d’intention – , c’est évident. La formation actuelle de ceux qui sont dits séminaristes ne les prépare pas à accomplir des messes valides. On ne leur apprend plus à considérer le Saint Sacrifice comme l’œuvre essentielle de leur vie sacerdotale.
D’autre part on peut dire sans exagération aucune que la plupart des messes, célébrées sans pierre d’autel, avec des ustensiles vulgarisés, du pain fermenté, l’introduction de discours profanes dans le corps même du Canon, etc., sont sacrilèges et qu’elles pervertissent la foi en la diminuant. La désacralisation est telle que ces messes peuvent arriver à perdre leur caractère surnaturel, le « mystère de la foi », pour n’être plus que des actes de religion naturelle.
Votre perplexité prend peut-être alors la forme suivante : puis-je assister à une messe sacrilège mais qui est cependant valide, à défaut d’autre et pour satisfaire à l’obligation dominicale ? La réponse est simple : ces messes ne peuvent être l’objet d’une obligation ; on doit au surplus leur appliquer les règles de la théologie morale et du droit canon en ce qui concerne la participation ou l’assistance à une action périlleuse pour la foi ou éventuellement sacrilège.
La nouvelle messe, même dite avec piété et dans le respect des normes liturgiques, tombe sous le coup des mêmes réserves, puisqu’elle est imprégnée d’esprit protestant. Elle porte en elle un poison préjudiciable à la foi. Cela étant posé, le catholique français d’aujourd’hui retrouve les conditions de pratique religieuse qui sont celles des pays de mission. Dans ceux-ci, les habitants de certaines régions ne peuvent assister à la messe que trois ou quatre fois par an. Les fidèles de notre pays devraient faire l’effort d’assister une fois par mois à la messe de toujours, vraie source de grâces et de sanctification, dans un des lieux où elle continue d’être en honneur.
Car je dois à la vérité de dire et d’affirmer sans crainte de me tromper que la messe codifiée par Pie V – et non inventée par lui comme on le laisse entendre souvent – exprime clairement ces trois réalités : sacrifice, présence réelle et sacerdoce des prêtres. Elle tient compte aussi, comme l’a précisé le concile de Trente, de la nature de l’homme, qui a besoin de quelques secours extérieurs pour s’élever à la méditation des choses divines. Les usages établis ne l’ont pas été au hasard, on ne peut les bousculer ou les abolir de but en blanc impunément. Que de fidèles, que de jeunes prêtres, que d’évêques ont perdu la foi depuis l’adoption des réformes ! On ne contrecarre pas la nature et la foi sans qu’elles se vengent.
Mais justement, nous affirme-t-on, l’homme n’est plus le même qu’il y a un siècle ; sa nature a été modifiée par la civilisation technique dans laquelle il est plongé. Quelle absurdité ! Les novateurs se gardent bien de révéler aux fidèles leur désir d’alignement sur le protestantisme. Ils invoquent un autre argument : le changement. Voici ce qu’on explique à l’école théologique du soir de Strasbourg : « Nous devons reconnaître aujourd’hui que nous sommes en présence d’une véritable mutation culturelle. Une certaine manière de célébrer le mémorial du Seigneur était liée à un univers religieux qui n’est plus le nôtre. » C’est vite dit et tout disparaît. Il faut repartir de zéro. Tels sont les sophismes dont on se sert pour nous faire changer notre foi. Qu’est-ce qu’un « univers religieux » ? Il vaudrait mieux être franc et dire : « une religion qui n’est plus la nôtre ».
V. Le latin et la soutane
Les catholiques qui sentent bien que des transformations radicales s’opèrent ont du mal à résister à la propagande insistante commune à toutes les révolutions. On leur dit : »Vous n’acceptez pas le changement, mais la vie est dans le changement. Vous faites du fixisme, ce qui était bon il y a cinquante ans ne convient plus à la mentalité actuelle ni au genre de vie que nous menons. Vous vous accrochez à votre passé, vous n’êtes pas capables de changer vos habitudes. » Beaucoup se sont soumis à la réforme pour ne pas encourir ce reproche, ne trouvant pas les arguments susceptibles de les préserver d’accusations infamantes : « Vous êtes rétrogrades, passéistes, vous ne vivez pas avec votre temps. »
Le cardinal Ottaviani disait déjà des évêques : « Ils ont peur de paraître vieux. »
Mais nous n’avons jamais refusé certains changements, certaines adaptations qui témoignent de la vitalité de l’Eglise. En matière liturgique, ce n’est pas la première réforme à laquelle assistent des hommes de mon âge ; je venais juste de naître quand saint Pie X se préoccupa d’apporter des améliorations, spécialement en donnant plus d’importance au cycle temporal, en avançant l’âge de la première communion pour les enfants et en restaurant le chant liturgique qui avait connu un obscurcissement. Pie XII, par la suite, a réduit la durée du jeûne eucharistique en raison des difficultés inhérentes à la vie moderne, autorisé pour le même motif la célébration de la messe l’après-midi, replacé l’office de la vigile pascale au soir du Samedi saint, remodelé les offices de la semaine sainte. Jean XXIII a fait lui-même quelques retouches, avant le concile, au rite dit de saint Pie V. Mais rien de cela n’approchait de près ou de loin ce qui a eu lieu en 1969, à savoir une nouvelle conception de la messe.
On nous reproche aussi de nous accrocher à des formes extérieures et secondaires comme le latin. C’est, proclame-t-on, une langue morte que personne ne comprend, comme si le peuple chrétien la comprenait davantage au XVIIe siècle ou au XIXe. Quelle négligence aurait montré l’Eglise, selon eux, en attendant si longtemps pour la supprimer ! Je pense qu’elle avait ses raisons. On ne doit pas s’étonner que les catholiques éprouvent le besoin d’une plus grande intelligence des textes admirables, dans lesquels ils puisent leur nourriture spirituelle, ni qu’ils désirent s’associer plus intimement à l’action qui se déroule sous leurs yeux. Pourtant ce n’était pas les satisfaire que d’adopter les langues vernaculaires d’un bout à l’autre du Saint Sacrifice. La lecture en français de l’Epître et de l’Evangile constitue une amélioration, on la pratique, quand cela convient, à Saint-Nicolas-du-Chardonnet comme dans les prieurés de la Fraternité que j’ai fondée. Pour le reste, ce que l’on gagnerait serait hors de proportion avec ce que l’on perdrait. Car l’intelligence des textes n’est pas la fin ultime de la prière ni le seul moyen de mettre l’âme en prière, c’est-à-dire dans l’union à Dieu. Si une attention trop grande est donnée au sens des textes, cela peut même être un obstacle. Je m’étonne qu’on ne le comprenne pas, alors que l’on prêche dans le même temps une religion du cœur, moins intellectuelle, plus spontanée. L’union à Dieu s’obtient tantôt par un chant religieux et céleste, tantôt par une ambiance générale de l’action liturgique, la piété et le recueillement du lieu, sa beauté architecturale, la ferveur de la communauté chrétienne, la noblesse et la piété du célébrant, la décoration symbolique, le parfum de l’encens, etc. Peu importe le marchepied, pourvu que l’âme s’élève. En fera l’expérience quiconque poussera la porte d’une abbaye bénédictine ayant gardé le culte divin dans toute sa splendeur. Cela ne diminue en rien la nécessité de rechercher une meilleure compréhension des oraisons, des prières et des hymnes ainsi qu’une plus parfaite participation ; mais c’est une erreur que de vouloir y parvenir par l’emploi pur et simple de la langue vernaculaire et la suppression totale de la langue universelle de l’Eglise, hélas consommée presque partout dans le monde. Il n’est que de voir le succès des messes, pourtant dites selon le nouvel ordo, pour lesquelles on a maintenu le chant du Credo, du Sanctus et de l’Agnus Dei. Car le latin est une langue universelle. La liturgie, en l’employant, nous forme à une communion universelle, c’est-à-dire catholique. Au contraire, en se localisant, en s’individualisant, elle perd cette dimension qui marque profondément les âmes.
Pour éviter de faire une telle erreur, il suffisait d’observer les rites orientaux, dans lesquels les actions liturgiques sont exprimées depuis longtemps en langue vulgaire. Or on y constate un isolement dont les membres de ces communautés souffrent. Lorsqu’elles sont dispersées hors de leur pays d’origine, elles ont besoin de prêtres à elles pour la messe, les sacrements, toute espèce de cérémonie ; elles construisent des églises spéciales qui les mettent par la force des choses à l’écart du reste du peuple catholique. En tirent-elles profit ? Il n’est pas apparu d’une manière évidente que la langue liturgique particulière les ait rendues plus ferventes et plus pratiquantes que celles qui bénéficiaient d’un langage universel, incompris de beaucoup peut-être, mais susceptible de traduction.
Si nous regardons hors de l’Eglise, comment l’islam a-t-il réussi à assurer sa cohésion alors qu’il se répandait dans des régions aussi différentes et chez des peuples de races aussi diverses que la Turquie, l’Afrique du Nord, l’Indonésie ou l’Afrique noire ? En imposant partout l’arabe comme langue unique du Coran. En Afrique, je voyais les marabouts faire apprendre par cœur les sourates à des enfants qui ne pouvaient en comprendre un traître mot. Qui plus est, l’islam va jusqu’à interdire la traduction de son Livre saint. Il est de bon ton actuellement d’admirer la religion de Mahomet à laquelle, apprend-on, des milliers de Français se sont convertis, de quêter dans les églises pour bâtir des mosquées en France. On s’est bien gardé de s’inspirer du seul exemple qui pouvait être retenu : la persistance d’une langue unique pour la prière et pour le culte. Que le latin soit une langue morte prêche en faveur de son maintien : il est le meilleur moyen de protéger l’expression de la foi contre les adaptations linguistiques qui se font naturellement au cours des siècles. L’étude de la sémantique est fort répandue depuis une dizaine d’années, on l’a même introduite dans les programmes de français des collèges. Un des objets de la sémantique n’est-il pas le changement de signification des mots, les glissements de sens observés dans la suite des temps et souvent sur des périodes fort courtes ? Tirons donc parti de cette science pour comprendre le danger de livrer le dépôt de la foi à des façons de dire qui ne sont pas stables. Croyez-vous que l’on aurait pu conserver pendant deux millénaires, sans corruption aucune, la formulation des vérités éternelles, intangibles, avec des langues évoluant sans cesse et différentes selon les pays et même selon les régions ? Les langues vivantes sont changeantes et mouvantes. Si l’on confie la liturgie à celle du moment, il faudra l’adapter continuellement en tenant compte de la sémantique. Rien d’étonnant qu’il faille constituer sans cesse de nouvelles commissions et que les prêtres n’aient plus le temps de dire la messe. Lorsque je suis allé voir Sa Sainteté Paul VI à Castelgandolfo en 1976, je lui ai dit : « Je ne sais pas si vous savez, Très Saint Père, qu’il y a maintenant treize prières eucharistiques officielles en France. » Le pape a alors levé les bras au ciel et m’a répondu : « Mais bien plus, monseigneur, bien plus ! » Je suis alors fondé à me poser une question : en existerait-il autant si les liturgistes étaient obligés de les composer en latin ? En dehors de ces formules mises en circulation après avoir été imprimées ici ou là, il faudrait parler aussi des Canons improvisés par le prêtre au moment de la célébration et de toutes les incidentes qu’il introduit depuis la « préparation pénitentielle » jusqu’au « renvoi de l’assemblée ». Croyez-vous que cela se produirait s’il devait officier en latin ? Une autre forme extérieure contre laquelle toute une opinion s’est dressée, c’est le port de la soutane, non pas tant à l’église ou pour les visites au Vatican, que dans la vie de tous les jours. La question n’est pas essentielle, mais elle est d’une grande importance. Chaque fois que le pape l’a rappelée – et Jean-Paul II pour sa part l’a fait avec insistance – des protestations indignées se sont élevées dans les rangs du clergé. Je lisais dans un quotidien parisien les déclarations faites à ce propos par un prêtre d’avant-garde : « C’est du folklore… En France, le port d’un vêtement reconnaissable, ça n’a pas de sens, car il n’est nul besoin de reconnaître un prêtre dans la rue. Au contraire, la soutane ou le clergyman provoquent des blocages… Le prêtre est un homme comme tout le monde. Certes, il préside l’Eucharistie ! » Ce « président » exprimait là des idées contraires à l’Evangile et aux réalités sociales les plus confirmées. Dans toutes les religions, les chefs religieux portent des signes distinctifs. L’anthropologie, dont on fait beaucoup de cas, est là pour l’attester. Chez les musulmans, on voit utiliser des vêtements différents, des colliers et des anneaux. Les bouddhistes se vêtent d’une robe teinte de safran et se rasent la tête d’une certaine façon. On peut remarquer dans les rues de Paris et d’autres grandes villes des jeunes gens ralliés à cette doctrine et dont la mise ne suscite aucune critique. La soutane garantit la spécification du clerc, du religieux ou de la religieuse, comme l’uniforme celle du militaire ou du gardien de la paix. Avec une différence toutefois : ceux-ci, en reprenant la tenue civile, redeviennent des citoyens comme les autres, tandis que le prêtre doit garder son habit distinctif dans toutes les circonstances de la vie sociale. En effet, le caractère sacré qu’il a reçu à l’ordination le fait vivre dans le monde sans être du monde. Nous lisons cela dans saint Jean : »Vous n’êtes pas du monde… mon choix vous a tirés du monde » (XV, 19). Son habit doit être distinctif et en même temps être choisi dans un esprit de modestie, de discrétion et de pauvreté. Une seconde raison est le devoir du prêtre de rendre témoignage à Notre-Seigneur : « Vous serez mes témoins », « On ne met pas la lumière sous le boisseau ». La religion n’a pas à se cantonner dans les sacristies, comme l’ont décrété depuis longtemps les dirigeants des pays de l’Est, le Christ nous a commandé d’extérioriser notre foi, de la rendre visible par un témoignage qui doit être vu et entendu de tous. Le témoignage de la parole, qui est certes plus essentiel au prêtre que le témoignage de l’habit, est cependant grandement facilité par la manifestation très nette du sacerdoce qu’est le port de la soutane. La séparation de l’Eglise et de l’Etat, acceptée, estimée parfois comme le meilleur statut, a fait pénétrer peu à peu l’athéisme dans tous les domaines de l’activité et il nous faut bien constater que bon nombre de catholiques et même de prêtres n’ont plus une idée exacte de la place de la religion catholique dans la société civile. Le laïcisme a tout envahi. Le prêtre qui vit dans une société de ce genre a l’impression grandissante d’être étranger à cette société, puis d’être gênant, d’être le témoin d’un passé appelé à disparaître. Sa présence est tolérée, sans plus, du moins est-ce ainsi qu’il l’envisage. D’où son désir de s’aligner sur le monde laïcisé, de se fondre dans la masse. Il manque à ce genre de prêtre d’avoir voyagé dans des pays moins déchristianisés que le nôtre. Il lui manque surtout une foi profonde dans son sacerdoce. C’est aussi mal juger du sens religieux qui existe encore. On suppose tout à fait gratuitement que ceux que nous côtoyons dans les relations d’affaires ou dans les relations fortuites sont areligieux. Les jeunes prêtres qui sortent d’Ecône et tous ceux qui n’ont pas sacrifié au courant de l’anonymat le constatent tous les jours. Blocages ? C’est tout le contraire. Les gens les abordent dans la rue, dans les gares, pour leur parler ; souvent c’est simplement pour leur dire leur joie de voir des prêtres. On préconise dans l’Eglise nouvelle le dialogue. Comment l’amorcer si nous commençons par nous dissimuler aux yeux des interlocuteurs possibles ? Dans les dictatures communistes, le premier soin des maîtres du jour a été d’interdire la soutane ; cela fait partie des moyens destinés à étouffer la religion. Il faut bien croire que l’inverse est vrai aussi. Le prêtre qui se donne pour tel par son apparence extérieure est une prédication vivante. L’absence de prêtres reconnaissables dans une grande ville marque un recul grave de la prédication de l’Evangile ; c’est la continuation de l’œuvre néfaste de la Révolution et des lois de séparation. Ajoutons que la soutane préserve le prêtre du mal, elle lui impose une attitude, lui rappelle à tout instant sa mission sur terre, le garde des tentations. Un prêtre en soutane n’a pas de crise d’identité. Les fidèles, quant à eux, savent à qui ils ont affaire ; la soutane est une garantie d’authenticité du sacerdoce. Des catholiques m’ont dit la difficulté qu’ils éprouvaient à se confesser à un prêtre en veston, ayant l’impression de confier à un quidam les secrets de leur conscience. La confession est un acte judiciaire ; pourquoi donc la justice civile ressent-elle le besoin de faire porter la toge à ses magistrats ?
VI. Les nouveaux sacrements
Le catholique, qu’il soit pratiquant régulier ou qu’il retrouve le chemin de l’église aux grands moments de la vie, est amené à se poser des questions de fond telles que celle-ci : qu’est-ce que le baptême ?
C’est un phénomène nouveau : il n’y a pas si longtemps, n’importe qui savait répondre et d’ailleurs personne ne le demandait. Le premier effet du baptême est le rachat du péché originel, on le savait de père en fils et de mère en fille.
Mais voilà que l’on n’en parle plus nulle part. La cérémonie simplifiée qui a lieu à l’église évoque le péché dans un contexte tel qu’il semble s’agir de celui ou de ceux que commettra le baptisé dans sa vie et non de la faute originelle dont nous naissons tous chargés.
Le baptême apparaît dès lors simplement comme un sacrement qui nous unit à Dieu, ou plutôt nous fait adhérer à la communauté. Ainsi s’explique le « rite d’accueil » qu’on impose en certains endroits comme une première étape, dans une première cérémonie. Il n’est pas dû à des initiatives particulières, puisque nous trouvons d’amples développements sur le baptême par étapes dans les fiches du Centre national de pastorale liturgique. On l’appelle aussi le baptême différé. Après l’accueil, le « cheminement », la « recherche », le sacrement sera administré, ou ne le sera pas, quand l’enfant pourra, selon les termes utilisés, se déterminer librement, ce qui peut intervenir à un âge assez avancé, dix-huit ans ou plus. Un professeur de dogmatique fort prisé dans la nouvelle Eglise a établi une distinction entre les chrétiens dont il se fait fort d’authentifier la foi et la culture religieuse, et les autres – plus des trois quarts du total – auxquels il n’accorde qu’une foi supposée lorsqu’ils demandent le baptême pour leurs enfants. Ces chrétiens « de la religion populaire » sont détectés au cours des réunions de préparation et dissuadés d’aller plus loin que la cérémonie d’accueil. Cette manière de faire serait « plus adaptée à la situation culturelle de notre civilisation ».
Récemment un curé de la Somme devant inscrire deux enfants pour la communion solennelle réclama les extraits de baptême, qui lui furent envoyés par la paroisse d’origine de la famille. Il constata alors que l’un des enfants avait été baptisé mais que l’autre ne l’était pas, contrairement à ce que croyaient ses parents. Il avait simplement été inscrit sur le registre d’accueil. C’est une des situations qui résultent de ces pratiques ; ce que l’on donne, c’est en effet un simulacre de baptême, que les assistants prennent de bonne foi pour le vrai sacrement.
Que tout cela vous déconcerte est bien compréhensible. Vous avez aussi à faire face à une argumentation spécieuse, qui figure même dans les bulletins paroissiaux, généralement sous forme de suggestions, de témoignages signés de prénoms, c’est-à-dire anonymes. Nous lisons dans l’un d’eux qu’Alain et Evelyne déclarent : « Le baptême n’est pas un rite magique qui effacerait par miracle un quelconque péché originel. Nous croyons que le salut est total, gratuit et pour tous : Dieu a élu tous les hommes dans son amour, à n’importe quelle condition, ou plutôt sans condition. Pour nous, se faire baptiser c’est décider de changer de vie, c’est un engagement personnel que personne ne peut prendre à votre place, c’est une décision consciente qui suppose un enseignement préalable, etc. » Que d’erreurs monstrueuses en quelques lignes ! Elles tendent à justifier une autre méthode : la suppression du baptême des petits enfants. C’est encore un alignement sur les protestants, au mépris de l’enseignement de l’Eglise depuis les origines, comme l’écrivait saint Augustin à la fin du IVe siècle : « L’usage de baptiser les enfants n’est pas une innovation récente, mais le fidèle écho de la tradition apostolique. Cette coutume, à elle seule et en dehors de tout document écrit, constitue la règle certaine de la vérité. » Le concile de Carthage de l’an 251 prescrivait que le baptême fût conféré aux enfants « même avant leur huitième jour » et la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi en rappelait l’obligation le 21 novembre 1980 en la fondant sur « une norme de tradition immémoriale »[^3].
Cela, il faut que vous le sachiez pour faire valoir un droit sacré lorsque l’on prétend vous refuser de faire participer vos nouveau-nés à la vie de la grâce. Les parents n’attendent pas que leur enfant ait dix-huit ans pour décider à sa place de son régime alimentaire ou d’une opération chirurgicale nécessitée par son état de santé. Dans l’ordre surnaturel leur devoir est encore plus impérieux et la foi qui préside au sacrement quand l’enfant n’est pas capable de prendre de lui-même un « engagement personnel », c’est la foi de l’Eglise. Songez à l’effrayante responsabilité que vous auriez en privant votre enfant de la vie éternelle au Paradis. Notre-Seigneur l’a dit d’une façon claire : « Personne, à moins de renaître de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. »
Les fruits de cette singulière pastorale ne se sont pas fait attendre. Dans le diocèse de Paris, un enfant sur deux était baptisé en 1965 mais un enfant seulement sur quatre en 1976. Le clergé d’une paroisse de la banlieue observe, sans en montrer beaucoup de peine, qu’il y avait 450 baptêmes en 1965 et 150 en 1976. Pour l’ensemble de la France la chute se poursuit. De 1970 à 1981 le chiffre global descendait de 596 673 à 530 385, alors que la population s’accroissait de plus de trois millions dans le même temps.
Tout cela vient de ce qu’on a faussé la définition du baptême. Dès qu’on a cessé de dire qu’il effaçait le péché originel, les gens ont demandé : « Qu’est-ce que le baptême ? » et aussitôt après : « À quoi bon le baptême ? » S’ils n’ont pas été jusque-là, ils ont du moins réfléchi aux arguments qu’on leur présentait et admis que l’urgence ne s’imposait pas et qu’après tout l’enfant pourrait toujours, à l’adolescence, s’engager s’il voulait dans la communauté chrétienne comme on s’inscrit dans un parti ou à un syndicat.
La question s’est posée de la même manière pour le mariage. Le mariage s’est toujours défini par sa fin première, qui était la procréation, et sa fin secondaire, qui était l’amour conjugal. Eh bien, au concile, on a voulu transformer cette définition et dire qu’il n’y avait plus de fin primaire, mais que les deux fins que je viens de dire étaient équivalentes. C’est le cardinal Suenens qui a proposé ce changement et je me souviens encore du cardinal Browne, maître général des Dominicains, se levant pour dire : « Caveatis, caveatis ! (Faites attention !) Si nous acceptons cette définition, nous allons contre toute la Tradition de l’Eglise et nous allons pervertir le sens du mariage. Nous n’avons pas le droit de modifier les définitions traditionnelles de l’Eglise. »
Il cita des textes à l’appui de sa mise en garde et l’émotion fut grande dans la nef de Saint-Pierre. Le cardinal Suenens fut prié par le Saint-Père de modérer les termes qu’il avait employés et même de les changer. La Constitution pastorale Gaudium et Spes n’en contient pas moins un passage ambigu où l’accent est mis sur la procréation « sans sous-estimer pour autant les autres fins du mariage ». Le verbe latin, posthabere, permet de traduire : « sans placer en seconde ligne les autres fins du mariage », ce qui signifierait : les mettre toutes sur le même plan. C’est ainsi qu’on veut l’entendre de nos jours ; tout ce qui est dit du mariage rejoint la fausse notion exprimée par le cardinal Suenens que l’amour conjugal – que l’on a vite appelé tout simplement et beaucoup plus crûment « sexualité » – vient en tête des fins du mariage. Conséquence : au titre de la sexualité, tous les actes sont permis : contraception, limitation des naissances, enfin avortement. Une mauvaise définition et nous voilà en plein désordre. L’Eglise, dans sa liturgie traditionnelle, fait dire au prêtre : « Seigneur, assistez dans votre bonté les institutions que vous avez établies pour la propagation du genre humain… » Elle a choisi le passage de l’Epître de saint Paul aux Ephésiens qui précise les devoirs des époux, en faisant de leurs rapports réciproques une image des rapports qui unissent le Christ et son Eglise. Très souvent, les futurs conjoints sont invités à composer eux-mêmes leur messe, sans même qu’ils soient tenus de choisir l’épître dans les Livres saints, la remplaçant par un texte profane, prenant un passage de l’Evangile sans relation avec le sacrement reçu. Le prêtre, dans son exhortation, se garde bien de faire mention des exigences auxquelles ils doivent se soumettre, par crainte de présenter une image rébarbative de l’Eglise, éventuellement de choquer les divorcés présents dans l’assistance.
Comme pour le baptême, ont été entreprises des expériences de mariage par étapes, ou mariages non sacramentels, qui scandalisent les catholiques ; expériences tolérées par l’épiscopat, se déroulant sur des schémas fournis par des organismes officiels et encouragées par des responsables diocésains. Une fiche du Centre Jean-Bart indique quelques façons de procéder. En voici une : « Lecture du texte : l’essentiel est invisible aux yeux (Epître de saint Pierre). Il n’y a pas eu échange de consentements, mais une liturgie de la main, signe du travail et de la solidarité ouvrière. Echange des alliances (sans bénédiction) en silence. Allusion au métier de Robert : alliage, soudure (il est plombier). Le baiser. Le Notre-Père par les croyants de l’assistance. Ave Maria ! Les jeunes époux déposent un bouquet de fleurs devant la statue de Marie. »
Pourquoi Notre-Seigneur aurait-il institué des sacrements si on devait les remplacer par ce genre de cérémonie exempte de tout surnaturel, à l’exception des deux prières qui la terminent ? On a beaucoup parlé de Lugny, dans la Saône-et-Loire, il y a quelques années. Pour motiver cette « liturgie de l’accueil », il était dit que l’on désirait donner aux jeunes couples le désir de revenir se marier pour de bon par la suite. Sur environ deux cents faux mariages, deux ans plus tard, aucun couple n’était revenu régulariser sa situation. L’eussent-ils fait que le curé de cette église n’en aurait pas moins officialisé et couvert de sa caution, sinon de sa bénédiction, pendant deux ans, ce qui n’est autre qu’un concubinage. Une enquête d’origine ecclésiastique a révélé qu’à Paris 23% des paroisses avaient déjà fait des célébrations non sacramentelles pour des couples dont un des membres, sinon les deux, n’était pas croyant, avec l’intention de complaire aux familles ou aux fiancés eux-mêmes, souvent par souci des convenances sociales.
Il va sans dire qu’un catholique n’a pas le droit d’assister à de telles mises en scène. Quant aux prétendus mariés, ils pourront toujours dire qu’ils ont été à l’église et finiront sans doute par croire leur situation régulière, à force de voir leurs amis suivre la même voie. Les fidèles déroutés se demandent s’il ne vaut pas mieux cela que rien. L’indifférentisme s’installe ; on est prêt à accueillir n’importe quelle autre formule, le simple mariage à la mairie ou encore la cohabitation juvénile, à propos de laquelle tant de parents font preuve de « compréhension », pour en arriver à l’union libre. La déchristianisation totale est au bout du chemin ; les conjoints manqueront des grâces qui découlent du sacrement de mariage pour élever leurs enfants, si du moins ils consentent à en avoir. Les ruptures de ces ménages non sanctifiés se multiplient au point d’inquiéter le Conseil économique et social, dont un rapport récent montre que même la société laïque a conscience de courir à sa perte par suite de l’instabilité des familles ou des pseudo-familles.
L’extrême-onction n’est plus vraiment le sacrement des infirmes, le sacrement des malades ; c’est maintenant le sacrement des vieux, certains prêtres l’administrent aux personnes du troisième âge ne présentant aucun signe particulier de mort prochaine. Ce n’est plus le sacrement qui prépare au dernier moment, qui efface les péchés avant la mort, et qui prépare à l’union définitive avec Dieu. J’ai sous les yeux une notice distribuée dans une église de Paris à tous les fidèles pour les avertir de la date de la prochaine extrême-onction : « Le sacrement des malades est célébré, pour les personnes encore ingambes, au milieu de toute la communauté chrétienne, durant la célébration eucharistique. Date : le dimanche tant, à la messe de 11 heures. » Ces extrêmes-onctions sont invalides.
Un même esprit collectiviste a provoqué la vogue des célébrations pénitentielles. Le sacrement de pénitence ne peut être qu’individuel. Par définition et conformément à son essence, il est comme je l’ai rappelé plus haut un acte judiciaire, un jugement. On ne peut pas juger sans avoir instruit une cause ; il faut entendre la cause de chacun pour la juger, puis remettre ou retenir les péchés. S.S. Jean-Paul II a insisté plusieurs fois sur ce point, en disant notamment le 1er avril 1982 à des évêques français que l’aveu personnel des fautes suivi de l’absolution individuelle « est d’abord une exigence d’ordre dogmatique ». Il est impossible par conséquent de justifier les cérémonies de « réconciliation » en expliquant que la discipline ecclésiastique s’est assouplie, qu’elle s’est adaptée aux exigences du monde moderne. Ce n’est pas une affaire de discipline.
Il y avait précédemment une exception : l’absolution générale donnée en cas de naufrage, de guerre : absolution dont la valeur est d’ailleurs discutée par les auteurs. Il n’est pas permis de faire de l’exception une règle. Si l’on consulte les Actes du Siège apostolique, on relève les expressions suivantes tant sur les lèvres de Paul VI que sur celles de Jean-Paul II en diverses occasions : « le caractère exceptionnel de l’absolution collective », « en cas de grave nécessité », « dans des situations extraordinaires de grave nécessité », « caractère tout à fait exceptionnel », « circonstances exceptionnelles »…
Les célébrations de ce genre n’ont pas manqué cependant de devenir une habitude, sans être cependant fréquentes dans une même paroisse, faute de fidèles disposés à se mettre en règle plus de deux ou trois fois l’an avec Dieu. On n’en éprouve plus le besoin, ce qui était à prévoir puisque la notion de péché a été effacée dans les esprits. Combien de prêtres rappellent la nécessité du sacrement de pénitence ? Un fidèle m’a dit que, se confessant selon ses déplacements dans l’une ou l’autre des églises parisiennes où il sait pouvoir trouver un « prêtre d’accueil », il reçoit fréquemment les félicitations ou les remerciements de celui-ci, tout surpris d’avoir un pénitent.
Ces célébrations soumises à la créativité des « animateurs » comprennent des chants ; ou bien on met un disque. Puis une place est faite à la liturgie de la parole avant une prière litanique où l’assemblée répond : « Seigneur, prends pitié du pécheur que je suis », ou une sorte d’examen de conscience général. Le Je confesse à Dieu précède l’absolution, donnée une fois pour toutes et à tous les assistants, ce qui ne laisse pas de poser un problème : une personne présente qui ne la désirerait pas va-t-elle recevoir l’absolution malgré elle ? Je vois sur une feuille ronéotypée distribuée aux participants d’une de ces cérémonies, à Lourdes, que le responsable s’est posé la question : « Si nous désirons recevoir l’absolution, venons plonger nos mains dans l’eau de la source et traçons sur nous le signe de la croix » et, à la fin : « Sur ceux qui se sont marqués du signe de la croix avec l’eau de la fontaine, le prêtre impose les mains (?). Unissons-nous à sa prière et accueillons le pardon de Dieu. »
Un journal catholique anglais, The Universe, se faisait, il y a quelques années, le support d’une opération lancée par deux évêques et qui consistait à rapprocher de l’Eglise les fidèles ayant depuis longtemps abandonné la pratique religieuse. L’appel lancé par les évêques ressemblait aux communiqués publiés par les familles des adolescents fugueurs : « Le petit X. peut rentrer à la maison, il ne lui sera fait aucun reproche. » Il était donc dit à ces futurs enfants prodigues : »Vos évêques vous invitent pendant ce Carême à vous réjouir et à célébrer. L’Eglise offre à tous ses enfants, à l’imitation du Christ, le pardon de leurs péchés, en toute liberté et facilité, sans qu’ils le méritent et sans qu’ils le demandent. Elle les presse de l’accepter et les supplie de revenir à la maison. Il y en a beaucoup qui désirent faire retour à l’Eglise après des années d’éloignement, mais ils ne peuvent pas se résoudre à aller se confesser. En tout cas, pas tout de suite… » Ils pouvaient donc accepter l’offre suivante : « À la messe de la station à laquelle l’évêque assistera dans votre doyenné (ici mention du jour et de l’heure) tous ceux qui seront présents seront invités à accepter le pardon de tous leurs péchés passés. Pas nécessaire pour eux de se confesser à ce moment-là. Il leur suffira d’avoir le regret de leurs péchés et le désir de revenir à Dieu, de confesser leurs péchés plus tard, après avoir été accueillis de nouveau au bercail. En attendant, ils n’ont qu’à laisser Notre Père des cieux « les presser dans ses bras et les embrasser tendrement » ! Moyennant un acte généreux de repentir, l’évêque accordera à tous les présents qui le désirent le pardon de leurs péchés. Ils peuvent alors immédiatement revenir à la sainte communion… » Le Journal de la Grotte, bimensuel de Lourdes, en reproduisant ce curieux mandement épiscopal imprimé sous le titre « General Absolution. Communion now, confession later » (« Absolution générale. Communion tout de suite, confession plus tard »), le commentait ainsi : « Nos lecteurs pourront se rendre compte de l’esprit profondément évangélique qui l’a inspiré, ainsi que de la compréhension pastorale des situations concrètes des personnes. »
Je ne sais le résultat qui fut obtenu, mais la question est ailleurs : l’amnistie prononcée par les deux évêques évoque la liquidation des stocks en fin de quinzaine commerciale. La pastorale peut-elle prendre le pas sur la doctrine au point d’engager à communier au corps du Christ des fidèles dont beaucoup sont probablement en état de péché mortel, après tant d’années de non-pratique religieuse ? Certainement pas. Comment envisager aussi légèrement de payer la conversion d’un sacrilège et cette conversion a-t-elle beaucoup de chances d’être suivie de persévérance ? Nous pouvons constater en tout cas qu’avant le concile et avant l’apparition de cette pastorale d’accueil, on comptait de 50 à 80 000 conversions par an en Angleterre. Elles sont tombées presque à zéro. On reconnaît l’arbre à ses fruits.
Les catholiques sont aussi perplexes en Grande-Bretagne qu’en France. Un pécheur ou un apostat ayant suivi le conseil de son évêque en se présentant à l’absolution collective et à la table sainte dans ces conditions, ne risque-t-il pas de perdre sa confiance en la validité de sacrements si facilement accordés, alors qu’il a toutes les raisons de ne pas s’en estimer digne ? Que va-t-il se passer si, par la suite, il néglige de « régulariser » en se confessant ? Son retour manqué à la maison du Père ne fera que rendre plus difficile une conversion définitive. Voilà à quoi aboutit le laxisme dogmatique. Dans les cérémonies pénitentielles qui se pratiquent, d’une façon moins extravagante, dans nos paroisses, quelle certitude a le chrétien d’être vraiment pardonné ? Il est livré aux inquiétudes que connaissent les protestants, aux tourments intérieurs provoqués par le doute. Il n’a certes pas gagné au change.
Si la chose est mauvaise sur le plan de la validité, elle l’est aussi sur le plan psychologique. Ainsi, quelle absurdité d’accorder des pardons collectifs sauf, pour les personnes qui ont des péchés graves, à les confesser personnellement ensuite ! Les gens ne vont pas se désigner devant les autres comme ayant des péchés graves sur la conscience, c’est évident ! C’est comme si le secret de confession était violé.
On doit ajouter que le fidèle qui aura communié après l’absolution collective ne verra plus la nécessité de se présenter de nouveau au tribunal de la pénitence et on le comprend. Les cérémonies de réconciliation ne s’ajoutent donc pas à la confession auriculaire, elles l’éliminent et la supplantent. On s’achemine vers la disparition du sacrement de pénitence, institué comme les six autres par Notre-Seigneur lui-même. Aucun souci pastoral ne saurait le justifier.
Pour qu’un sacrement soit valide, il faut la matière, la forme et l’intention. Cela, le pape même ne peut le changer. La matière est d’institution divine ; le pape ne peut pas dire : « Demain on prendra de l’alcool pour baptiser les enfants, ou du lait. » Il ne peut pas non plus changer essentiellement la forme. Il est des mots essentiels ; par exemple on ne peut pas dire : « Je te baptise au nom de Dieu » car le Christ a fixé lui-même la forme : « Vous baptiserez au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Le sacrement de confirmation est également malmené. Une formule courante aujourd’hui est : « Je te signe de la Croix et reçois l’Esprit-Saint. » Mais le ministre ne précise pas alors quelle est la grâce spéciale du sacrement par lequel se donne l’Esprit-Saint et le sacrement est invalide.
C’est pourquoi je réponds toujours aux demandes des parents qui ont un doute sur la validité de la confirmation reçue par leurs enfants ou qui craignent de la leur faire administrer d’une manière invalide, en voyant ce qui se passe autour d’eux. Les cardinaux devant lesquels j’ai eu à m’expliquer en 1975 m’en ont fait le reproche, on continue depuis lors à faire passer des communiqués réprobateurs dans la presse à chacune de mes tournées. J’ai expliqué pourquoi je procédais ainsi. Je souscris au vœu des fidèles qui me demandent la confirmation valide, même si ce n’est pas licite, parce que nous sommes en un temps dans lequel le droit divin naturel et surnaturel passe avant le droit positif ecclésiastique lorsque celui-ci s’y oppose au lieu d’en être le canal. Nous sommes dans une crise extraordinaire, il ne faut pas s’étonner que j’adopte parfois une attitude sortant de l’ordinaire.
La troisième condition de validité du sacrement, c’est l’intention. L’évêque ou le prêtre doit avoir l’intention de faire ce que veut l’Eglise. Le pape lui-même ne peut pas changer cela non plus. La foi du prêtre n’est pas un élément nécessaire, un prêtre, ou un évêque, peut ne plus avoir la foi, un autre peut en avoir moins, un autre une foi pas tout à fait intègre. Cela n’a pas une influence directe sur la validité des sacrements, mais peut avoir une influence indirecte. On se souvient du pape Léon XIII proclamant que toutes les ordinations anglicanes sont invalides par défaut d’intention. Or c’est parce qu’ils ont perdu la foi, qui n’est pas seulement la foi en Dieu mais dans toutes les vérités contenues dans le Credo, y compris « Credo in unam, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam », c’est-à-dire « Je crois en l’Eglise qui est une », que les anglicans n’ont pas pu faire ce que veut l’Eglise.
N’aurons-nous pas le même cas chez les prêtres qui perdent la foi ? Nous voyons déjà des prêtres qui ne veulent plus faire le sacrement de l’Eucharistie selon la définition du concile de Trente. « Non, disent-ils, le concile de Trente, il y a longtemps que c’est passé. Depuis, nous avons eu le concile Vatican II. C’est la transsignification, la transfinalisation. La transsubstantiation ? Non, ça n’existe plus. La Présence réelle du Fils de Dieu sous les espèces du pain et du vin ? Plus à notre époque, voyons ! » Lorsqu’un prêtre vous dit cela, la consécration est invalide. Il n’y a pas de messe, il n’y a pas de communion. Car ce qu’a défini le concile de Trente sur l’Eucharistie, les chrétiens sont obligés de le croire jusqu’à la fin des temps. On peut expliciter les termes d’un dogme, on ne peut plus les changer, c’est impossible. Vatican II n’y a rien ajouté, n’en a rien retranché, il n’aurait d’ailleurs pas pu le faire. Celui qui déclare ne pas accepter la transsubstantiation est, aux termes du même concile de Trente, anathème, donc séparé de l’Eglise.
C’est pour cette raison que les catholiques de cette fin du XXe siècle ont l’obligation d’être plus vigilants que ne l’étaient leurs pères. On ne saurait leur imposer quoi que ce soit en cette matière, au nom de la nouvelle théologie, de la nouvelle religion ; ce que veut cette nouvelle religion, ce n’est pas ce que veut l’Eglise.
VII. Le nouveau prêtre
Il y a de moins en moins de prêtres, c’est un lieu commun, l’homme de la rue le plus indifférent aux questions religieuses en est informé par son journal à intervalles réguliers. Il y a plus de quinze ans déjà que paraissait un livre intitulé Demain, une Eglise sans prêtres ?
Mais la situation est encore plus grave qu’il n’y paraît. Il faudrait ajouter : combien de prêtres ont encore la foi ? Et même poser une troisième question : certains des prêtres ordonnés ces dernières années le sont-ils vraiment ? Autrement dit, est-ce que les ordinations, pour une part au moins, sont valides ? Le doute est identique à celui qui pèse sur les autres sacrements. Il s’étend à certaines ordinations d’évêques, par exemple à celle qui a eu lieu à Bruxelles pendant l’été 1982, où l’évêque consécrateur a dit à l’ordinand : « Sois apôtre comme Gandhi, Helder Camara et Mahomet ! » Peut-on concilier ces références, au moins en ce qui concerne Gandhi et Mahomet, avec l’intention évidente de faire ce que veut l’Eglise ?
Voici le fascicule d’une ordination sacerdotale qui s’est déroulée à Toulouse il y a quelques années. Un « animateur » entame la célébration en présentant l’ordinand, désigné par son prénom : C. et en disant : « Il a décidé de vivre (le don total qu’il a fait à Dieu et aux hommes) plus en profondeur en se consacrant tout entier au service de l’Eglise en classe ouvrière. » C. a effectué son « cheminement », c’est-à-dire son séminaire, en équipe. C’est cette équipe qui le propose à l’évêque : « Nous vous demandons de reconnaître, d’authentifier sa démarche et de l’ordonner prêtre. » L’évêque lui pose alors plusieurs questions tenant lieu de définition du sacerdoce : Veux-tu être ordonné prêtre « pour être, avec les croyants, Signe et Témoin de ce que recherchent les hommes, dans leurs efforts de Justice, de Fraternité et de Paix », « pour servir le Peuple de Dieu », « pour reconnaître dans la vie des hommes l’action de Dieu dans des cheminements, des cultures, des options multiples », « pour célébrer l’action du Christ et assurer ce service », veux-tu « partager avec moi et avec l’ensemble des évêques la responsabilité qui nous est confiée pour le service de l’Evangile ».
La matière du sacrement est préservée : c’est l’imposition des mains, qui a lieu ensuite, et la forme également : ce sont les paroles de l’ordination. Mais on est obligé de remarquer que l’intention n’est pas très claire. Le prêtre est-il ordonné à l’usage exclusif d’une classe sociale et d’abord pour établir la justice, la fraternité et la paix sur un plan qui semble d’ailleurs limité à l’ordre naturel ? La célébration eucharistique qui suit, « première messe », en somme, du nouveau prêtre, va dans ce sens. L’offertoire a été composé pour la circonstance : « Nous t’accueillons, Seigneur, en recevant de ta part ce pain et ce vin que tu nous offres, nous voulons représenter par là tout notre travail, nos efforts pour bâtir un monde plus juste et plus humain, tout ce que nous essayons de mettre en place afin que soient garanties de meilleures conditions de vie… » La prière sur les offrande est encore plus douteuse : »Regarde, Seigneur, nous t’offrons ce pain et ce vin ; qu’ils deviennent pour nous l’une des formes de ta présence. » Non, les gens qui célèbrent de cette façon n’ont pas la foi en la Présence réelle !
Une chose est certaine : la première victime de cette ordination scandaleuse est le jeune homme qui vient de s’engager pour toujours, sans savoir exactement à quoi ou en croyant qu’il le sait. Comment n’en arrivera-t-il pas, dans un délai plus ou moins court, à se poser certaines questions, car l’idéal qu’on lui a proposé ne peut le satisfaire longtemps ; l’ambiguïté de sa mission lui apparaîtra. C’est ce qu’on appelle « la crise d’identité du prêtre ». Le prêtre est essentiellement l’homme de la foi. S’il ne sait plus ce qu’il est, il perd la foi en lui-même, en ce qu’est son sacerdoce.
La définition du sacerdoce donnée par saint Paul et par le concile de Trente est radicalement modifiée. Le prêtre n’est plus celui qui monte à l’autel et offre à Dieu un sacrifice de louanges et pour la rémission des péchés. On a inverti l’ordre des fins. Le sacerdoce a une fin première, qui est d’offrir le sacrifice, et une fin secondaire : l’évangélisation. Le cas de C., qui est loin d’être unique, nous en avons de multiples exemples, montre à quel point l’évangélisation prend le pas sur le sacrifice et les sacrements. Elle est une fin en elle-même. Cette grave erreur a des conséquences tragiques : l’évangélisation, perdant son but, sera désorientée, elle cherchera des motifs qui plaisent au monde, comme la fausse justice sociale, la fausse liberté qui prennent des noms nouveaux : développement, progrès, construction du monde, amélioration des conditions de vie, pacifisme. Nous sommes en plein dans le langage qui conduit à toutes les révolutions.
Le sacrifice de l’autel n’étant plus la raison première du sacerdoce, ce sont tous les sacrements qui sont en jeu et pour lesquels le « responsable de secteur paroissial » et son « équipe » feront appel aux laïcs, eux-mêmes étant trop occupés à des tâches syndicales ou politiques et souvent plus politiques que syndicales. En effet les prêtres qui s’engagent dans les luttes sociales choisissent presque exclusivement les organisations les plus politisées. Au sein de celles-ci, ils partent en guerre contre les structures politiques, ecclésiales, familiales, paroissiales. Plus rien ne doit demeurer. Jamais le communisme n’a trouvé d’agents aussi efficaces que ces prêtres.
J’exposais un jour à un cardinal ce que je faisais dans mes séminaires, la spiritualité orientée surtout vers l’approfondissement de la théologie du Sacrifice de la messe et vers la prière liturgique. Il m’a dit :
- Mais monseigneur, c’est exactement à l’opposé de ce que les jeunes prêtres, chez nous, désirent actuellement. On ne définit plus le prêtre que par rapport à l’évangélisation. J’ai répondu :
- Quelle évangélisation ? Si elle n’a pas un rapport fondamental et essentiel avec le Saint Sacrifice, comment la comprenez-vous ? Evangélisation politique, sociale, humanitaire ? S’il n’annonce plus Jésus-Christ, l’apôtre devient militant syndicaliste et marxiste. C’est normal. On le comprend très bien. Il a besoin d’une nouvelle mystique, il la trouve de cette manière, mais en perdant celle de l’autel. Complètement désorienté, ne nous étonnons pas s’il se marie et abandonne son sacerdoce. 285 ordinations en France en 1970, 111 en 1980. Mais combien sont retournés ou retourneront à la vie civile ? Même les chiffres dramatiques que l’on cite ne correspondent pas à l’accroissement réel du clergé. Ce que l’on propose aux jeunes et dont on dit qu’ils le « désirent actuellement » ne répond visiblement pas à leurs aspirations.
La preuve est d’ailleurs facile à faire. Il n’y a plus de vocations, parce qu’on ne sait plus ce qu’est le Sacrifice de la messe. En conséquence, on ne peut plus définir le prêtre. En revanche, là où le Sacrifice est connu et estimé comme l’Eglise l’a toujours enseigné, les vocations sont nombreuses. J’en ai le témoignage dans mes propres séminaires. On n’y fait rien d’autre que de réaffirmer les vérités de toujours. Les vocations sont venues vers nous toutes seules, sans publicité. La seule publicité a été faite par les modernistes. J’ai ordonné 187 prêtres en treize ans. Depuis 1983, le rythme régulier atteint est de 35 à 40 ordinations par an. Je ne le dis pas pour en tirer une quelconque gloire personnelle : en ce domaine non plus je n’ai rien inventé. Les jeunes qui demandent à entrer à Ecône, à Ridgefield (USA), à Zaitzkofen (RFA), à Francisco Alvarez (Argentine), à Albano (Italie) sont attirés par le Sacrifice de la messe. Quelle grâce extraordinaire pour un jeune homme de monter à l’autel comme ministre de Notre-Seigneur, d’être un autre Christ ! Rien n’est plus beau ni plus grand ici-bas. Cela vaut la peine d’abandonner sa famille, de renoncer à en fonder une, de renoncer au monde, d’accepter la pauvreté. Mais s’il n’y a plus cet attrait, alors, je le dis franchement, cela ne vaut plus la peine, et c’est pourquoi les séminaires sont vides.
Que l’on continue dans la ligne adoptée par l’Eglise depuis vingt ans et à la question : Y aura-t-il encore des prêtres en l’an 2000 ? on peut répondre : Non. Que l’on revienne aux véritables notions de la foi et il y aura des vocations, dans les séminaires comme dans les congrégations religieuses.
Car qu’est-ce qui fait la grandeur et la beauté d’un religieux et d’une religieuse ? C’est de s’offrir comme victime à l’autel avec Notre-Seigneur Jésus-Christ. Sinon, la vie religieuse n’a plus aucun sens. La jeunesse est aussi généreuse à notre époque qu’aux époques antérieures. Elle aspire à se dévouer. C’est notre époque qui est défaillante. Tout est lié ; en attaquant la base de l’édifice, on le détruit entièrement. Plus de messe, plus de prêtres. Le rituel, avant d’être réformé, faisait dire à l’évêque : « Recevez le pouvoir d’offrir à Dieu le Saint Sacrifice et de célébrer la sainte messe, tant pour les vivants que pour les morts, au nom du Seigneur. » Il avait préalablement béni les mains de l’ordinand en prononçant ces mots : « Afin que tout ce qu’elles béniront soit béni, et que tout ce qu’elles consacreront soit consacré et sanctifié… » Le pouvoir conféré est exprimé sans ambiguïté : « Qu’ils opèrent, pour le salut de votre peuple, et par leur sainte bénédiction, la transsubstantiation du pain et du vin au corps et au sang de votre divin Fils. » L’évêque dit maintenant : « Recevez l’offrande du peuple saint pour la présenter à Dieu. » Il fait du nouveau prêtre plus un intermédiaire que le détenteur du sacerdoce ministériel, qu’un sacrificateur. La conception est toute différente. Le prêtre a toujours été considéré, dans la sainte Eglise, comme quelqu’un ayant un caractère donné par le sacrement de l’Ordre. On a vu un évêque non suspens écrire : « Le prêtre n’est pas celui qui fait des choses que les simples fidèles ne font pas ; il n’est pas plus un « Autre Christ » que n’importe quel baptisé. » Cet évêque tirait tout simplement les leçons de l’enseignement qui prévaut depuis le concile et de la nouvelle liturgie.
Une confusion a été introduite à propos du sacerdoce des fidèles et du sacerdoce des prêtres. Or, comme le disaient les cardinaux chargés de faire leurs observations sur le trop fameux catéchisme hollandais, « la grandeur du sacerdoce ministériel (celui des prêtres), dans sa participation au sacerdoce du Christ, diffère du sacerdoce commun des fidèles d’une manière non seulement graduelle mais essentielle ». Prétendre le contraire revient, sur ce point encore, à s’aligner sur le protestantisme.
La doctrine constante de l’Eglise est que le prêtre est revêtu d’un caractère sacré indélébile : Tu es sacerdos in æternum. Il a beau faire, devant les anges, devant Dieu, dans l’éternité, il restera prêtre. Qu’il jette sa soutane aux orties, qu’il porte un pull-over rouge ou de toute autre couleur, qu’il commette les pires crimes, cela ne changera rien. Le sacrement de l’ordre l’a modifié dans sa nature. Nous sommes loin du prêtre « choisi par l’assemblée pour assumer une fonction en Eglise », et encore davantage du sacerdoce à temps limité, proposé par certains, à l’issue duquel le préposé au culte – car je ne vois pas d’autre terme pour le désigner – reprend sa place parmi les fidèles. Cette vision désacralisée du ministère sacerdotal conduit tout naturellement à s’interroger sur le célibat des prêtres. Des groupes de pression tapageurs réclament son abolition, malgré les mises en garde répétées du magistère romain. On a vu, aux Pays-Bas, des séminaristes faire la grève des ordinations pour obtenir des « garanties » à ce sujet. Je ne citerai pas les voix épiscopales qui se sont élevées pour presser le Saint-Siège d’ouvrir ce dossier.
La question ne se poserait même pas si le clergé avait gardé le sens de la messe et le sens du sacerdoce. Car la raison profonde se présente d’elle-même lorsque l’on comprend bien ces deux réalités. C’est la même raison qui fait que la Très Sainte Vierge est restée vierge : ayant porté Notre-Seigneur dans son sein, il était juste et il était convenable qu’elle le fût. De même le prêtre, par les paroles qu’il prononce à la Consécration, fait venir Dieu sur terre. Il a une telle proximité avec Dieu, être spirituel, esprit avant tout, qu’il est bon, juste et éminemment convenable qu’il soit lui aussi vierge et demeure célibataire. Il existe, objectera-t-on, des prêtres mariés en Orient. Que l’on ne s’y trompe pas, ce n’est qu’une tolérance. Les évêques orientaux ne peuvent être mariés, ni ceux qui remplissent des fonctions de quelque importance. Ce clergé vénère le célibat sacerdotal, qui fait partie de la plus ancienne Tradition de l’Eglise et que les apôtres ont observé dès l’instant de la Pentecôte, ceux qui comme saint Pierre étaient mariés continuant à vivre auprès de leurs épouses mais ne les « connaissant » plus.
Il est remarquable que les prêtres succombant aux mirages d’une prétendue mission sociale ou politique contractent presque automatiquement le mariage. Les deux choses vont de pair. On voudrait nous faire croire que les temps présents justifient toutes sortes d’abandon, qu’il est impossible dans les conditions actuelles de vie d’être chaste, que le vœu de virginité pour les religieux et religieuses est un anachronisme. L’expérience de ces vingt années montre que les atteintes portées au sacerdoce sous prétexte de l’adapter à l’époque actuelle sont mortelles pour le sacerdoce. Or on ne peut même envisager une « Eglise sans prêtres » ; l’Eglise est essentiellement sacerdotale. Triste époque qui veut l’union libre pour les laïcs et le mariage pour les clercs ! Si vous apercevez dans cet illogisme apparent une logique implacable ayant pour objet la ruine de la société chrétienne, vous avez une bonne vision des choses et vous portez un jugement exact.
VIII. Le nouveau catéchisme
Dans les rangs de catholiques j’ai souvent entendu et je continue d’entendre cette remarque : »On veut nous imposer une religion nouvelle. » Le terme est-il exagéré ? Les modernistes, qui se sont infiltrés partout dans l’Eglise et qui mènent le jeu, ont d’abord cherché à rassurer : « Mais non, vous avez cette impression parce que des formes caduques ont été remplacées par d’autres, pour des raisons qui s’imposaient : on ne peut plus prier exactement comme on le faisait autrefois, il fallait dépoussiérer, adopter un langage compréhensible par les hommes de notre temps, pratiquer l’ouverture en direction de nos frères séparés… Mais bien sûr rien n’est changé. »
Puis ils ont pris moins de précautions et les plus hardis passaient même aux aveux soit en petit comité, devant des gens acquis à leur cause, soit publiquement. Un père Cardonnel se répandait beaucoup en annonçant un nouveau christianisme où serait contestée « la fameuse transcendance qui fait de Dieu le Monarque universel » et se réclamait ouvertement du modernisme de Loisy : « Si vous êtes né dans une famille chrétienne, les catéchismes par vous appris sont des squelettes de la foi. » « Notre christianisme, proclamait-il, apparaît au mieux de forme néo-capitaliste. » Le cardinal Suenens, après avoir rebâti l’Eglise à sa manière, appelait à « s’ouvrir au pluralisme théologique le plus large » et réclamait l’établissement d’une « hiérarchie des vérités », ce qu’il fallait croire beaucoup, ce qu’il fallait croire un peu et ce qui n’avait pas d’importance.
En 1973, dans les locaux de l’archevêché de Paris, l’abbé Bernard Feillet faisait un cours, de la manière la plus officielle, dans le cadre de la « Formation chrétienne des adultes » où il affirmait à plusieurs reprises : « Le Christ n’a pas vaincu la mort. Il a été mis à mort par la mort… Au plan de la vie, le Christ a été vaincu et nous tous serons vaincus. C’est que la foi n’est justifiée par rien, va être ce cri de protestation contre cet univers qui se termine par, comme nous le disions tout à l’heure, la perception de l’absurdité, par la conscience de la damnation et par la réalité du néant. » Je pourrais citer un nombre important de cas de ce genre, qui faisaient plus ou moins scandale, étaient plus ou moins désavoués, parfois pas du tout. Mais le peuple chrétien, dans sa grande majorité y échappait ; s’il l’apprenait par les journaux, il pensait à des abus n’ayant aucun caractère général et ne remettant pas en cause sa propre foi. Il a commencé à s’interroger et à s’inquiéter en trouvant dans les mains de ses enfants des livres de catéchisme qui n’exposaient plus la doctrine catholique telle qu’elle était enseignée de manière immémoriale.
Tous les nouveaux catéchismes se sont plus ou moins inspirés du Catéchisme hollandais publié pour la première fois en 1966. Les propositions contenues dans cet ouvrage étaient si controuvées que le pape chargea une commission cardinalice de l’examiner, ce qui eut lieu à Gazzada, en Lombardie, en avril 1967. Or cette commission souleva dix points sur lesquels elle conseillait que le Saint-Siège réclame des modifications. C’était une manière, conforme aux usages post-conciliaires, de dire que ces points étaient en désaccord avec la doctrine de l’Eglise ; quelques années avant on les aurait carrément condamnés et le Catéchisme hollandais aurait été mis à l’Index. En effet, les erreurs ou omissions relevées touchent à l’essentiel de la foi.
Qu’y trouvons-nous ? Le Catéchisme hollandais ignore les anges et ne donne pas les âmes humaines comme créées immédiatement par Dieu. Il laisse entendre que le péché originel n’est pas transmis par nos premiers parents à tous leurs descendants, mais qu’il est contracté par les hommes du fait de leur vie au milieu de la communauté humaine où règne le mal ; il serait en quelque sorte de caractère épidémique. La virginité de Marie n’y est pas affirmée. Il n’est pas dit que Notre-Seigneur est mort pour nos péchés, envoyé à cette fin par son Père, et que la grâce divine nous a été restituée à ce prix. Par voie de conséquence, la messe est présentée comme un banquet et non comme un sacrifice. Ni la Présence réelle ni la réalité de la transsubstantiation ne sont affirmées d’une façon nette.
L’infaillibilité de l’Eglise et le fait qu’elle détient la vérité ont disparu de cet enseignement, comme aussi la possibilité pour l’intellect humain de « signifier et atteindre les mystères révélés ». On en arrive ainsi à l’agnosticisme et au relativisme. Le sacerdoce ministériel est amoindri. La charge des évêques est considérée comme un mandat qui leur serait confié par le « peuple de Dieu » et leur magistère comme une sanction de ce que croit la communauté des fidèles. Le Souverain Pontife perd son pouvoir plein, suprême et universel. La Sainte Trinité, le mystère des trois Personnes divines ne sont pas présentés d’une manière satisfaisante. La commission critique aussi l’exposé qui est fait de l’efficacité des sacrements, de la définition du miracle, du sort réservé aux âmes des justes après la mort. Elle relève des obscurités dans l’explication des lois morales et des « solutions de cas de conscience » faisant bon marché de l’indissolubilité du mariage.
Même si tout le reste est, dans ce livre, « bon et louable », ce qui n’a rien d’étonnant car les modernistes ont toujours mêlé le vrai et le faux ainsi que le remarquait fermement saint Pie X, en voilà certes assez pour dire qu’il s’agit d’une œuvre perverse, éminemment dangereuse pour la foi. Or, sans attendre le rapport de la commission et même en mettant les bouchées doubles, les promoteurs de l’opération en faisaient publier des traductions dans plusieurs langues. Et par la suite, le texte n’a jamais été modifié. Parfois le texte de la commission était joint à la table des matières, parfois il ne l’était pas. Je parlerai plus loin du problème de l’obéissance. Qui désobéit dans cette affaire ? Qui dénonce un pareil catéchisme ?
Les Hollandais ont tracé la voie. Nous les avons vite rattrapés. Je ne ferai pas l’historique de la catéchèse française, pour m’arrêter plutôt à son dernier avatar, le « recueil catholique de documents privilégiés de la foi » intitulé i et la marée des « parcours catéchétiques ». Ces ouvrages devraient, pour respecter la définition du mot catéchèse ostensiblement employé dans tous les documents, procéder par demandes et réponses. Ils ont abandonné cette construction qui permettait une étude systématique du contenu de la foi et ils ne donnent presque jamais de réponses. Pierres Vivantes se garde de rien affirmer, sauf les propositions nouvelles, insolites, étrangères à la Tradition.
Les dogmes, quand ils sont évoqués, le sont comme des croyances particulières à une partie des hommes que ce livre appelle « les chrétiens » en les mettant en concurrence avec les juifs, les protestants, les bouddhistes, et même les agnostiques et les athées. Dans plusieurs parcours, les « animateurs de catéchèse » sont invités à faire en sorte que l’enfant épouse une religion, peu importe laquelle. Il a d’ailleurs intérêt à se mettre à l’écoute des incroyants, qui ont beaucoup à lui apprendre. L’important, c’est de « faire équipe », de se rendre service entre camarades de classe, et de préparer pour demain les luttes sociales, dans lesquelles il faudra s’engager, même avec les communistes, comme l’explique l’histoire édifiante de Madeleine Delbrêl, esquissée dans Pierres Vivantes et racontée tout au long dans certains parcours. Un autre « saint » proposé à l’exemple des enfants est Martin Luther King, tandis que l’on vante Marx et Proudhon, « grands défenseurs de la classe ouvrière » qui « semblent venir du dehors de l’Eglise ». L’Eglise, voyez-vous, aurait bien voulu entreprendre ce combat, mais elle n’a pas su s’y prendre. Elle s’est contentée de « dénoncer l’injustice ». Voilà ce qu’on apprend aux enfants.
Mais plus grave encore est le discrédit que l’on jette sur les Livres saints, œuvre du Saint-Esprit. Alors qu’on s’attendait à voir commencer le recueil de textes choisis dans la Bible par la Création du monde et de l’homme, Pierres Vivantes débute par le Livre de l’Exode, sous le titre : « Dieu crée son peuple. » Comment les catholiques ne seraient-ils pas, plus que perplexes, déconcertés et révoltés par ce détournement de vocabulaire ? Il faut arriver au Premier Livre de Samuel pour faire un retour en arrière en direction de la Genèse et apprendre que Dieu n’a pas créé le monde. Je n’invente rien cette fois non plus, c’est écrit : « L’auteur de ce récit de la Création se demande comme beaucoup de personnes, comment le monde a commencé. Des croyants ont réfléchi. L’un d’entre eux a fait un poème… » Puis, à la cour de Salomon, d’autres sages réfléchissent au problème du mal. Pour l’expliquer, ils écrivent un « récit imagé » et nous avons la tentation par le serpent, la chute d’Adam et Eve. Mais pas le châtiment ; le texte est coupé à cet endroit. Dieu ne châtie pas, de même que la nouvelle Eglise ne condamne plus, sauf ceux qui restent fidèles à la Tradition. Le péché originel, cité entre guillemets, est une « maladie de naissance », une « infirmité qui remonte aux origines de l’humanité » ; quelque chose de très vague, d’inexplicable. Bien sûr, toute la religion s’écroule. Si on ne peut plus répondre en ce qui concerne le problème du mal, ce n’est plus la peine de prêcher, de dire des messes, de confesser. Qui vous écoutera ?
Le Nouveau Testament s’ouvre sur la Pentecôte. L’accent est mis sur cette première communauté, qui pousse un cri de foi. Ensuite, ces chrétiens « se souviennent » et l’histoire de Notre-Seigneur se dégage peu à peu des brumes de leur mémoire. En commençant par la fin : la Cène, le Golgotha. Puis vient la vie publique et enfin l’enfance, sous ce titre ambigu : « Les premiers disciples font le récit de l’enfance de Jésus. »
Sur ces bases, les parcours n’auront pas de peine à faire comprendre que les Evangiles de l’enfance sont une pieuse légende, comme les peuples anciens avaient coutume d’en fabriquer lorsqu’ils retraçaient la biographie de leurs grands hommes. Pierres Vivantes fournit d’ailleurs une datation tardive des Evangiles, qui réduit leur crédibilité, et, dans un tableau tendancieux, montre les Apôtres et leurs successeurs prêchant et enseignant avant de « relire la vie de Jésus à partir de leur vie ». C’est un renversement complet : leur expérience personnelle devient l’origine de la Révélation, au lieu que la Révélation modèle leur pensée et leur vie.
À propos des fins dernières, Pierres Vivantes entretient une inquiétante confusion. Qu’est-ce que l’âme ? « Il faut du souffle pour courir ; il faut du souffle pour aller jusqu’au bout des choses difficiles. Quand quelqu’un est mort, on dit : « Il a rendu son dernier souffle. » Le souffle, c’est la vie, la vie intime de quelqu’un. On dit aussi « l’âme ». Dans un autre chapitre, l’âme est assimilée au cœur, le cœur qui bat, le cœur qui aime. Le cœur est aussi le siège de la conscience. Comment s’y retrouver ? En quoi consiste alors la mort ? Les auteurs du livre ne se prononcent pas : « Pour certains, la mort, c’est l’arrêt définitif de la vie. D’autres pensent que l’on peut vivre encore après la mort, mais sans savoir si c’est bien sûr. D’autres enfin en ont la ferme assurance ; les chrétiens sont de ceux-ci. » L’enfant n’a plus qu’à choisir, la mort est une matière à option. Mais celui qui suit les cours de catéchisme n’est-il pas chrétien ? Dans ce cas, pourquoi lui parler des chrétiens à la troisième personne, au lieu de dire fermement : « Nous, nous savons qu’il existe une vie éternelle, que l’âme ne meurt pas » ? Le paradis fait l’objet d’un développement aussi équivoque : « Les chrétiens parlent parfois du paradis pour désigner la joie parfaite d’être avec Dieu pour toujours après la mort : c’est le « ciel », le Royaume de Dieu, la Vie éternelle, le règne de la Paix. »
Cette explication reste très hypothétique. Il semblerait que l’on ait affaire à une façon de dire, une métaphore rassurante employée par les chrétiens. Notre-Seigneur nous a promis, si nous observons ses commandements, le ciel, que l’Eglise a toujours défini comme « un lieu de bonheur parfait où les anges et les élus voient Dieu et le possèdent pour toujours ». La catéchèse marque un retrait certain sur ce qui était affirmé dans les catéchismes. Il ne peut en résulter qu’un manque de confiance dans les vérités enseignées et une démobilisation spirituelle : à quoi bon résister à ses instincts et suivre la voie étroite si on ne sait pas très bien ce qui attend le chrétien après la mort ?
Le catholique ne va pas chercher auprès de ses prêtres et de son évêque des suggestions lui permettant de se faire une idée sur Dieu, le monde, les fins dernières ; il leur demande ce qu’il doit croire et ce qu’il doit faire. S’ils lui répondent par un éventail de propositions et de projets de vie, il n’a plus qu’à se constituer une religion personnelle, il devient protestant. La catéchèse fait des enfants de petits protestants.
Le maître mot de la réforme, c’est la chasse aux « certitudes ». On critique les chrétiens qui les possèdent comme un avare garderait son trésor ; ils sont regardés comme des égoïstes, des repus, on leur fait honte. Il faut s’ouvrir aux opinions contraires, admettre les différences, respecter les idées des francs-maçons, des marxistes, des musulmans, même des animistes. La marque d’une vie sainte est de dialoguer avec l’erreur.
Alors tout est permis. J’ai dit les conséquences de la nouvelle définition du mariage ; ce ne sont pas des conséquences éventuelles, ce qui pourrait arriver si les chrétiens prenaient cette définition à la lettre. Elles n’ont pas tardé à se réaliser, nous le constatons par la licence des mœurs qui se répand de jour en jour. Mais ce qui est plus consternant, c’est que la catéchèse y prête main-forte. Prenons un « matériel catéchétique », comme on dit, publié à Lyon vers 1972 avec l’imprimatur, et destiné aux éducateurs. Le titre ? Voici l’homme. Le dossier consacré à la morale dit ceci : »Jésus n’a pas eu l’intention de laisser à la postérité une « morale », qu’elle soit politique, sexuelle ou tout ce qu’on voudra… La seule exigence qui subsiste est l’amour des hommes entre eux… Après cela, vous êtes libres ; à vous de choisir la meilleure façon, en chaque circonstance, d’exprimer cet amour que vous portez à vos semblables. »
Le dossier « Pureté », de la même origine, tire les applications de cette loi générale. Après avoir expliqué, au mépris de la Genèse, que le vêtement n’est apparu que tardivement, « comme signe d’un rang social, d’une dignité » et pour jouer un « rôle de dissimulation », on définit la pureté comme ceci : « Etre pur, c’est être dans l’ordre, c’est être fidèle à la nature… Etre pur, c’est être en harmonie, en paix avec la terre et les hommes ; c’est être accordé, sans résistance ni violence, aux grandes forces de la nature. » Nous trouvons alors une question et une réponse : « Une telle pureté est-elle compatible avec la pureté des chrétiens ? – Non seulement elle est compatible, mais elle est nécessaire à une pureté vraiment humaine et chrétienne. Jésus-Christ n’a renié ni rejeté aucune de ces découvertes, de ces acquisitions, fruit de la longue recherche des peuples. Bien au contraire, il est venu leur donner un prolongement extraordinaire : « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir ». » À l’appui de leurs affirmations, les auteurs donnent en exemple Marie-Madeleine : « Dans cette assemblée, c’est elle qui est pure, parce qu’elle a beaucoup aimé, profondément aimé. » C’est ainsi qu’on travestit l’Evangile : de Marie-Madeleine, on ne retient que le péché, la vie dissolue ; le pardon que Notre-Seigneur lui a accordé est présenté comme une approbation de son existence passée, on ne tient pas compte de l’exhortation divine : « Va et ne pèche plus » ni du ferme propos qui a conduit l’ancienne pécheresse jusqu’au Calvaire, fidèle à son Maître pour le restant de ses jours. Ce livre révoltant ne connaît aucune limite : « Peut-on avoir des rapports avec une fille, demandent les auteurs, même si on sait pertinemment que c’est pour s’amuser ou pour voir ce qu’est une femme ? » Et ils répondent : « Poser ainsi le problème des lois de la pureté est indigne d’un homme véritable, d’un homme qui aime, d’un chrétien… Cela signifierait-il imposer à l’homme un carcan, un joug intolérable ? Alors que le Christ est venu précisément nous libérer du joug pesant des lois : « Mon joug est aisé et mon fardeau léger. »‟ Voyez comment on interprète les paroles les plus saintes pour pervertir les âmes ! De saint Augustin, ils n’ont retenu qu’une phrase : « Aime et fais ce que tu veux ! »
On m’a envoyé des livres ignobles parus au Canada. On n’y parle que du sexe et toujours en gros caractères : la sexualité vécue dans la foi, la promotion sexuelle, etc. Les images sont absolument répugnantes. Il semblerait que l’on veuille donner à toute force à l’enfant le désir et l’obsession du sexe, lui faire croire qu’il n’y a que cela dans la vie. De nombreux parents chrétiens ont protesté, réclamé, mais il n’y a rien eu à faire et pour une bonne raison : on lit en dernière page que ces catéchismes sont approuvés par la commission de catéchèse. La permission d’imprimer a été donnée par le président de la commission épiscopale de l’enseignement religieux du Québec ! Un autre catéchisme approuvé par l’épiscopat canadien invite l’enfant à rompre avec tout : avec ses parents, avec la Tradition, avec la société, afin de retrouver sa personnalité que tous ces liens étouffent, de se libérer des complexes qui lui viennent de la société ou de la famille. Cherchant toujours une justification dans l’Evangile, ceux qui donnent ce genre de conseil prétendent que le Christ a vécu ces ruptures et ainsi s’est révélé fils de Dieu. C’est donc Lui qui veut que nous en fassions autant. Peut-on adopter une conception aussi contraire à la religion catholique, sous le couvert de l’autorité épiscopale ! Au lieu de parler de rupture, on devrait parler des liens que nous devons rechercher parce qu’ils font notre vie. Qu’est-ce que l’amour de Dieu, sinon un lien avec Dieu, une obéissance à Dieu, à ses commandements ? Le lien avec les parents, l’amour pour les parents, ce sont des liens de vie et non pas de mort. Or on les présente à l’enfant comme quelque chose qui le contraint et qui l’enserre, qui diminue sa personnalité et dont il faut qu’il se débarrasse ! Non, il n’est pas possible que vous laissiez corrompre de la sorte vos enfants. Je le dis franchement : vous ne pouvez pas les envoyer dans ces catéchismes qui leur font perdre la foi.
IX. Les nouveaux théologiens
Les ravages de la catéchèse sont visibles dans les générations qui ont déjà eu à la subir. J’avais inclus, dans la Ratio studiorum de mes séminaires, comme la Sacrée Congrégation des séminaires et universités en fait obligation depuis 1970, une année de spiritualité se plaçant au début des études, qui durent six ans. Spiritualité, c’est-à-dire ascétisme, mystique, formation à la méditation et à l’oraison, approfondissement des notions de vertu, de grâce surnaturelle, de présence du Saint-Esprit…
Il nous a fallu bien vite déchanter. Nous nous sommes aperçus que ces jeunes gens, venus avec un vif désir de devenir de vrais prêtres, possédant une vie intérieure plus profonde que beaucoup de leurs contemporains et l’habitude de la prière, que ces jeunes gens ne connaissaient même pas les notions fondamentales de notre foi. On ne les leur avait jamais enseignées. Pendant l’année de spiritualité, il a fallu leur faire le catéchisme ! J’ai raconté maintes fois la naissance du séminaire d’Ecône. Dans cette maison située dans le Valais, entre Sion et Martigny, il était prévu que les futurs prêtres ne feraient que cette première année de spiritualité ; ensuite ils suivraient les cours de l’université de Fribourg. Si la création d’un séminaire complet a très vite été envisagée, c’est parce que l’université de Fribourg n’assurait plus un enseignement vraiment catholique.
L’Eglise a toujours considéré les chaires universitaires de théologie, de droit canon, de liturgie et de droit ecclésiastique comme des organes de son magistère ou du moins de sa prédication. Or c’est un fait certain qu’actuellement, dans toutes les universités catholiques ou presque, ce n’est plus la foi catholique orthodoxe que l’on enseigne. Je n’en vois pas une pour le faire ni en Europe libre, ni aux Etats-Unis, ni en Amérique du Sud. Il y a toujours quelques professeurs qui, sous prétexte de recherches théologiques, se permettent d’émettre des opinions qui vont à l’encontre de notre foi et pas seulement sur des aspects secondaires.
J’ai parlé plus haut de ce doyen de la faculté de théologie de Strasbourg pour qui la présence de Notre-Seigneur à la messe peut se comparer à celle de Wagner au Festival de Bayreuth. Pour lui, il n’est déjà plus question du Novus Ordo : le monde évolue avec une telle rapidité que ces choses se trouvent vite dans le temps passé. Il estime donc qu’il faut prévoir une Eucharistie qui sortira du groupe lui-même. En quoi consistera-t-elle ? Il ne le sait pas lui-même. Mais, prophétise-t-il dans son livre Pensée contemporaine et expression de la foi eucharistique, les membres du groupe, se retrouvant entre eux, créeront le sentiment de cette communion au Christ qui sera présent au milieu d’eux, mais surtout pas sous les espèces du pain et du vin. Il sourit de cette Eucharistie qu’on appelle « signe efficace », définition commune à tous les sacrements. « Cela est ridicule, dit-il, on ne peut plus dire ces choses-là à présent ; à notre époque, cela n’a plus de sens. »
Les jeunes élèves qui entendent ces choses de la bouche de leur professeur, au surplus doyen de la faculté, les jeunes séminaristes qui assistent à ces cours, sont petit à petit imprégnés par l’erreur ; ils reçoivent une formation qui n’est plus catholique. Il en est de même pour ceux qui entendaient naguère un professeur dominicain de Fribourg assurer que les relations pré-matrimoniales sont une chose normale et souhaitable.
Mes propres séminaristes ont connu un autre dominicain qui leur enseignait à composer de nouveaux canons : « Ce n’est pas très difficile ; voici quelques principes que vous pourrez utiliser facilement quand vous serez prêtres. » On pourrait multiplier les exemples. Smulders, à l’Ecole supérieure de théologie d’Amsterdam, soupçonne saint Paul et saint Jean d’avoir imposé abusivement le concept de Jésus fils de Dieu, et rejette le dogme de l’Incarnation. Schillebeeckx, à l’université de Nimègue, émet les idées les plus extravagantes, invente la transsignification, soumet le dogme aux variations imposées par les circonstances de chaque époque, assigne une fin sociale et terrestre à la doctrine du salut. Küng, à Tübingen, avant qu’on ne lui interdise d’enseigner dans une chaire de théologie catholique, remettait en cause le mystère de la Sainte Trinité, la Vierge Marie, les sacrements, et traitait Jésus de conteur public dépourvu de « toute culture théologique ». Snackenburg, à l’université de Würzburg, accuse saint Matthieu d’avoir forgé l’épisode de la confession de Césarée pour authentifier la primauté de Pierre. Rahner, qui vient de mourir, minimisait la Tradition dans ses cours à l’université de Münich, niait pratiquement l’Incarnation en parlant sans cesse, à propos de Notre-Seigneur, d’un homme « conçu naturellement », niait le péché originel et l’Immaculée Conception, préconisait le pluralisme théologique.
Tous ces gens sont portés aux nues par les éléments avancés du néo-modernisme ; ils ont l’appui de la presse, de telle façon que leurs théories prennent de l’importance aux yeux du public et que leurs noms sont connus. Ils semblent dès lors représenter toute la théologie et accréditent l’idée que la doctrine de l’Eglise a changé. Ils peuvent poursuivre leur enseignement pernicieux durant de longues années, interrompus parfois par des sanctions légères. Les papes rappellent d’une façon régulière les limites de la mission du théologien. « Il n’est pas possible, disait encore tout récemment Jean-Paul II, de se détourner, de se détacher des points fondamentaux de référence que sont les dogmes définis, sous peine de perdre l’identité catholique. » Schillebeeckx, Küng, le père Pohier ont été réprimandés mais non sanctionnés, ce dernier pour un livre où il niait la résurrection corporelle du Christ. Imagine-t-on que, dans les universités romaines, y compris la Grégorienne, on se permet, sous prétexte de recherche théologique, les théories les plus invraisemblables sur les relations de l’Eglise et de l’Etat, sur le divorce et sur d’autres questions fondamentales ?
Il est certain que d’avoir transformé le Saint-Office, qui a toujours été considéré par l’Eglise comme le Tribunal de la foi, favorise ces abus. Jusqu’alors, n’importe qui, fidèle, prêtre, à plus forte raison évêque, pouvait soumettre au Saint-Office un écrit, une revue, un article et demander ce qu’en pensait l’Eglise, si cet écrit était conforme ou non à la doctrine catholique. Un mois, six semaines plus tard, le Saint-Office répondait : « Ceci est juste, ceci est faux, ceci doit être distingué, il y a une partie vraie et une partie fausse. »
Tout document était, de cette façon, examiné et jugé définitivement. Cela vous choque-t-il que l’on puisse ainsi porter les écrits d’un tiers à la connaissance d’un tribunal ? Que se passe-t-il donc dans les sociétés civiles ? N’existe-t-il pas un Conseil constitutionnel pour trancher de ce qui est conforme ou non à la Constitution ? N’existe-t-il pas des tribunaux, que l’on saisit au sujet des différentes atteintes subies par les particuliers et par les collectivités ? On peut même demander au juge d’intervenir dans des cas de moralité publique, contre un affichage licencieux ou un journal vendu au grand jour et dont la première page constitue un outrage aux bonnes mœurs, quoique la limite de ce qui est permis ait considérablement reculé, ces derniers temps, dans de nombreux pays. Mais dans l’Eglise, on n’acceptait plus l’intervention d’un tribunal, il ne fallait plus juger ni condamner. Les modernistes ont extrait, comme les protestants, des Evangiles la phrase qui les intéressait : « Ne jugez pas. » Mais ils n’ont pas tenu compte du fait qu’aussitôt après Notre-Seigneur a dit : « Gardez-vous des faux prophètes… C’est à leurs fruits que vous les jugerez. » Le catholique ne doit pas juger inconsidérément les fautes de ses frères, leurs actes personnels, mais le Christ lui a donné l’ordre de préserver sa foi et comment le fera-t-il sans porter un regard critique sur ce qu’on lui donne à lire ou à entendre ? C’est au magistère qu’il s’adressera quand une opinion lui paraîtra douteuse ; voilà à quoi servait le Saint-Office. Mais celui-ci, depuis la réforme qui l’a touché, s’est défini lui-même « Office de recherches théologiques ». La différence est sensible.
Je me souviens d’avoir demandé au cardinal Browne, ancien supérieur général des dominicains qui a été très longtemps au Saint-Office :
- Eminence, avez-vous l’impression que ce changement est un changement radical ou simplement superficiel et accidentel ?
- Oh, m’a-t-il dit, mais non ! Le changement est essentiel.
C’est pourquoi il ne faut pas nous étonner si on ne condamne plus, ou si peu, si le Tribunal pour la foi de l’Eglise n’exerce plus son rôle vis-à-vis des théologiens et de tous ceux qui écrivent sur les sujets religieux. Il s’ensuit que les erreurs se répandent partout, elles ont quitté les chaires universitaires pour envahir les catéchismes et les presbytères des paroisses les plus reculées. Le poison de l’hérésie finit par gagner toute l’Eglise. Le magistère ecclésiastique est donc soumis à une crise très grave.
Les raisonnements les plus absurdes sont utilisés pour faire le jeu de ces théologiens qui n’en ont que le nom. On a vu un père Duquoc, professeur à Lyon, sillonner la France en donnant des conférences sur l’opportunité de conférer un sacerdoce temporaire à certains fidèles, y compris des femmes. Bon nombre de catholiques ont réagi ici et là, un évêque du Midi a pris position fermement contre ce prédicateur douteux, cela arrive quelquefois. Mais à Laval, les laïcs scandalisés se sont entendu répondre à l’évêché : « Notre devoir le plus absolu en cette circonstance est de préserver la liberté de parole dans l’Eglise. » C’est stupéfiant ! Où a-t-on pu prendre cette notion de liberté de parole ? Elle est totalement étrangère au droit de l’Eglise. Et de surcroît on en ferait un devoir absolu de l’évêque ! Cela revient à inverser du tout au tout le sens de la responsabilité épiscopale, qui consiste à défendre la foi et à préserver de l’hérésie le peuple qui lui est confié.
Il me faut bien citer des exemples, que je choisis d’ailleurs dans le domaine public ; que le lecteur veuille bien croire cependant que je n’écris pas ce livre pour critiquer des personnes. C’est l’attitude que s’est toujours fixée le Saint-Office. Il ne considérait pas les personnes, mais seulement les œuvres. Tel théologien se plaignait que l’on ait condamné un de ses livres sans l’entendre. Mais précisément, le Saint-Office condamnait sur pièces les ouvrages et non les auteurs. Il disait : « Ce livre contient des phrases qui ne sont pas conformes à la doctrine traditionnelle de l’Eglise. » Un point, c’est tout ! Pourquoi remonter à celui qui les avait écrites ? Ses intentions, sa culpabilité relèvent d’un autre tribunal, celui de la pénitence.
X. L'œcuménisme
Il est, dans cette confusion des idées où des chrétiens semblent maintenant se complaire, une tendance particulièrement préjudiciable à la foi et d’autant plus dangereuse qu’elle se présente sous les apparences de la charité. Le mot, apparu en 1927 lors d’un congrès qui s’est tenu à Lausanne, devrait par lui-même mettre en garde les catholiques, s’ils se référaient à la définition qu’en donnent tous les dictionnaires : « Œcuménisme : mouvement favorable à la réunion de toutes les Eglises chrétiennes en une seule. » On ne peut pas fondre des principes contradictoires, c’est l’évidence, on ne peut pas réunir, de façon à n’en faire qu’une seule chose, la vérité et l’erreur. À moins d’adopter les erreurs et de rejeter tout ou partie de la vérité. L’œcuménisme se condamne de lui-même.
Le terme a connu une telle vogue depuis le dernier concile, qu’il a pénétré le langage profane. On parle d’œcuménisme universitaire, d’œcuménisme informatique, que sais-je encore, pour exprimer un goût ou un parti pris de diversité, d’éclectisme.
Dans le langage religieux, l’œcuménisme s’est étendu dernièrement aux religions non chrétiennes, en se traduisant aussitôt dans les actes. Un journal de l’Ouest nous indique par un exemple précis la façon dont se fait l’évolution : dans une petite paroisse de la région de Cherbourg, la population catholique se préoccupe des travailleurs musulmans qui viennent d’arriver sur un chantier. C’est une démarche charitable dont on ne peut que les féliciter. En une deuxième phase, nous voyons les musulmans demander un local pour fêter le Ramadan et les chrétiens leur offrir le sous-sol de leur église. Puis commence à fonctionner dans cet endroit une école coranique. Au bout de deux ans, les chrétiens invitent les musulmans à fêter Noël avec eux « autour d’une prière commune préparée à partir d’extraits des sourates du Coran et des versets de l’Evangile ». La charité mal entendue a conduit ces chrétiens à pactiser avec l’erreur.
À Lille, les dominicaines ont offert une chapelle aux musulmans pour être transformée en mosquée. À Versailles, on a quêté dans les églises pour « l’achat d’un lieu de culte pour les musulmans ». Deux autres chapelles leur ont été cédées à Roubaix et Marseille, ainsi qu’une église à Argenteuil. Les catholiques se font les apôtres du pire ennemi de l’Eglise du Christ, qui est l’islam, et offrent leurs oboles à Mahomet ! Il y a, paraît-il, plus de 400 mosquées en France et dans beaucoup de cas ce sont les catholiques qui ont donné l’argent pour leur construction.
Toutes les religions ont aujourd’hui droit de cité dans l’Eglise. Un cardinal français célébrait un jour la messe en présence de moines tibétains que l’on avait placés au premier rang, vêtus de leurs habits de cérémonie, et s’inclinait devant eux tandis qu’un animateur annonçait : « Les bonzes participeront avec nous à la célébration eucharistique. » Dans une église de Rennes a été célébré le culte de Bouddha ; en Italie, vingt moines ont été initiés solennellement au Zen par un bouddhiste.
Je n’en finirais pas de citer les exemples de syncrétisme auxquels nous assistons. On voit se développer des associations, naître des mouvements qui trouvent toujours pour les présider un ecclésiastique en recherche, comme celle qui veut aboutir à la « fusion de toutes les spiritualités dans l’amour ». Ou des projets étonnants comme la transformation de Notre-Dame-de-la-Garde en lieu de culte monothéiste pour les chrétiens, les musulmans et les juifs, projet heureusement contrecarré par des groupes de laïcs.
L’œcuménisme, dans son acception étroite, donc réservé aux chrétiens, fait organiser des célébrations eucharistiques communes avec les protestants, ainsi que cela s’est fait en particulier à Strasbourg. Ou bien ce sont les anglicans que l’on invite dans la cathédrale de Chartres pour célébrer la « Cène eucharistique ». La seule célébration qui ne soit admise ni à Chartres, ni à Strasbourg, ni à Rennes, ni à Marseille est celle de la sainte messe selon le rite codifié par saint Pie V.
Quelle conclusion peut tirer de tout cela le catholique qui voit les autorités ecclésiastiques couvrir d’aussi scandaleuses cérémonies ? Que toutes les religions se valent, qu’il pourrait très bien faire son salut chez les bouddhistes ou les protestants. Il court le risque de perdre la foi dans la sainte Eglise. C’est bien ce qu’on lui suggère ; on veut soumettre l’Eglise au droit commun, on veut la mettre sur le même pied, sur le même plan que les autres religions, on se refuse à dire, même parmi les prêtres, les séminaristes et les professeurs de séminaire, que l’Eglise catholique est la seule Eglise, qu’elle a la vérité, qu’elle est la seule capable de donner le salut aux hommes par Jésus-Christ. On dit maintenant ouvertement : « L’Eglise n’est qu’un ferment spirituel dans la société, mais à l’égal des autres religions ; un peu plus que les autres, peut-être… » On accepte à la rigueur, et pas toujours, de lui accorder une légère supériorité. Dans ce cas, l’Eglise serait seulement utile, elle ne serait plus nécessaire. Elle constituerait un des moyens de faire son salut.
Il faut le dire nettement : une telle conception s’oppose d’une façon radicale au dogme même de l’Eglise catholique. L’Eglise est la seule arche du salut, nous ne devons pas avoir peur de l’affirmer. Vous avez souvent entendu dire : « Hors de l’Eglise, point de salut » et cela choque les mentalités contemporaines. Il est facile de faire croire que ce principe n’est plus en vigueur, qu’on en est revenu. Il paraît d’une sévérité excessive.
Pourtant, rien n’est changé, rien ne peut être changé en ce domaine. Notre-Seigneur n’a pas fondé plusieurs Eglises, il n’en a fondé qu’une. Il n’y a qu’une seule croix par laquelle on peut se sauver et cette croix est donnée à l’Eglise catholique ; elle n’est pas donnée aux autres. À son Eglise, qui est son épouse mystique, le Christ a donné toutes ses grâces. Aucune grâce au monde, aucune grâce dans l’histoire de l’humanité ne sera distribuée sans passer par elle.
Cela veut-il dire qu’aucun protestant, aucun musulman, aucun bouddhiste, aucun animiste ne sera sauvé ? Non, et c’est une deuxième erreur de le penser. Ceux qui crient à l’intolérance en entendant la formule de saint Cyprien « Hors de l’Eglise point de salut » rejettent le Credo : » Je reconnais un seul baptême pour la rémission des péchés » et sont insuffisamment instruits de ce qu’est le baptême. Il y a trois façons de le recevoir : le baptême de l’eau, le baptême du sang (c’est celui des martyrs ayant confessé leur foi alors qu’ils étaient encore catéchumènes) et le baptême de désir.
Le baptême de désir peut être explicite. Bien des fois, en Afrique, nous entendions un de nos catéchumènes nous dire : « Mon père, baptisez-moi tout de suite, car si je mourais avant votre prochain passage, j’irais en enfer. » Nous lui répondions : « Non ; si vous n’avez pas de péché mortel sur la conscience et si vous avez le désir du baptême, vous en avez déjà la grâce en vous. » Telle est la doctrine de l’Eglise, qui reconnaît aussi le baptême de désir implicite. Il réside dans l’acte de faire la volonté de Dieu. Dieu connaît toutes les âmes et il sait par conséquent que dans les milieux protestants, musulmans, bouddhistes et dans toute l’humanité, il y a des âmes de bonne volonté. Elles reçoivent la grâce du baptême sans le savoir, mais d’une manière effective. Par là même elles rejoignent l’Eglise. Mais l’erreur consiste à penser qu’elles se sauvent par leur religion. Elles se sauvent dans leur religion mais non par elle. On ne se sauve pas par l’islam ou par le shintoïsme. Il n’y a pas d’Eglise bouddhiste au ciel, ni d’Eglise protestante. Ce sont des choses qui peuvent paraître dures à entendre, mais la vérité est là. Ce n’est pas moi qui ai fondé l’Eglise, c’est Notre-Seigneur, c’est le Fils de Dieu. Nous sommes obligés, nous, prêtres, de dire la vérité.
Mais au prix de quelles difficultés les hommes des pays non pénétrés par le christianisme arrivent-ils à recevoir le baptême de désir ! L’erreur est un écran au Saint-Esprit. Cela explique que l’Eglise aittoujours envoyé des missionnaires dans tous les pays du monde, que des multitudes d’entre eux y aient connu le martyre. Si l’on peut trouver le salut dans n’importe quelle religion, pourquoi traverser les mers, aller se soumettre, sous des climats insalubres, à une vie pénible, à la maladie, à une mort précoce ? Dès après le martyre de saint Etienne, le premier à avoir donné sa vie pour le Christ et que l’on fête pour cette raison le lendemain de Noël, le 26 décembre, les Apôtres se sont embarqués pour aller répandre la bonne nouvelle dans le bassin méditerranéen ; l’auraient-ils fait si l’on se sauvait aussi bien dans le culte de Cybèle ou par les mystères d’Eleusis ? Pourquoi Notre-Seigneur leuraurait-il dit : « Allez évangéliser les nations » ? Il est ahurissant qu’aujourd’hui certains prétendent laisser chacun trouver son chemin vers Dieu selon les croyances en vigueur dans son « milieu culturel ». À un prêtre qui voulait convertir de petits musulmans, son évêque a dit : « Mais non, faites-en de bons musulmans, ce sera beaucoup mieux que d’en faire des catholiques ! » On m’a certifié, et je puis le dire de manière certaine, que les pères de Taizé avaient demandé, avant le concile, d’abjurer leurs erreurs et de devenir catholiques. Les autorités leur ont dit alors : « Non, attendez ! Après le concile, vous serez le pont entre les catholiques et les protestants. » Ceux qui fait cette réponse ont pris une lourde responsabilité devant Dieu, car la grâce vient à un moment, elle ne vient peut-être pas toujours. Actuellement, les chers pères de Taizé, qui ont sans doute de bonnes intentions, sont toujours hors de l’Eglise et ils sèment la confusion dans l’esprit des jeunes qui vont les voir.
J’ai parlé des conversions qui ont brutalement tari dans des pays comme les Etats-Unis, où on en comptait 170 000 environ par an, la Grande-Bretagne, la Hollande… L’esprit missionnaire s’est éteint parce qu’on a donné une mauvaise définition de l’Eglise, et à cause de la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, dont il me faut maintenant parler.
XI. La liberté religieuse
Au concile, c’est le schéma sur la liberté religieuse qui a soulevé les discussions les plus serrées. Cela s’explique aisément par l’influence qu’exerçaient les libéraux et l’intérêt que prenaient à cette question les ennemis héréditaires de l’Eglise. Vingt ans ont passé, il est possible de voir maintenant que nos craintes n’étaient pas exagérées quand ce texte fut promulgué, sous forme d’une déclaration rassemblant des notions opposées à la Tradition et à l’enseignement des tout derniers papes. Tant il est vrai que des principes faux ou exprimés d’une manière ambiguë ont immanquablement des applications pratiques révélatrices de l’erreur qui a été commise en les adoptant. Je vais montrer, par exemple, comment les attaques menées contre l’enseignement catholique en France par le gouvernement socialiste sont la conséquence logique de la nouvelle définition donnée à la liberté religieuse par Vatican II.
Faisons un peu de théologie pour bien comprendre dans quel esprit cette déclaration a été rédigée. L’argumentation initiale – et nouvelle – faisait reposer la liberté, pour chaque homme, de pratiquer intérieurement et extérieurement la religion de son choix, sur « la dignité de la personne humaine ». Donc c’était cette dignité qui fondait la liberté, qui lui donnait sa raison d’être. L’homme pouvait adhérer à n’importe quelle erreur au nom de sa dignité. Ce qui était mettre la charrue devant les bœufs, présenter les choses à l’envers. Car celui qui adhère à l’erreur déchoit de sa dignité et on ne peut plus rien fonder sur celle-ci. D’autre part, ce qui fonde la liberté, ce n’est pas la dignité mais la vérité : « La Vérité vous rendra libres », a dit Notre-Seigneur. Qu’entend-on par dignité ? L’homme la tire, selon la doctrine catholique, de sa perfection, c’est-à-dire la connaissance de la vérité et l’acquisition du bien. L’homme est digne de respect selon son intention d’obéir à Dieu et non selon ses erreurs. Celles-ci engendrent indéfectiblement le péché. Quand Eve, la première pécheresse, a succombé, elle a dit : « Le serpent m’a trompée. » Son péché et celui d’Adam ont entraîné la déchéance de la dignité humaine dont nous souffrons depuis. Il en résulte que l’on ne peut pas rattacher la liberté à la déchéance comme à sa cause. Au contraire, l’adhésion à la vérité et l’amour de Dieu sont les principes de l’authentique liberté religieuse. On peut donc définir celle-ci comme la liberté de rendre à Dieu le culte qui lui est dû et de vivre selon ses commandements. Si vous avez bien suivi ce raisonnement, la liberté religieuse ne peut s’appliquer aux religions fausses, elle ne souffre pas le partage. Dans la société civile, l’Eglise proclame que l’erreur n’a pas de droits ; doit seul être reconnu par l’Etat le droit pour les citoyens de pratiquer la religion du Christ. Certes, cela apparaît comme une prétention exorbitante à celui qui n’a pas la foi. Le catholique non contaminé par l’esprit du temps le trouve normal et légitime. Hélas ! beaucoup, parmi les chrétiens, ont perdu de vue ces réalités. On a tant répété qu’il fallait respecter les idées des autres, se mettre à leur place, accepter leurs points de vue ; on a tant divulgué ce non-sens : « À chacun sa vérité » ; on a tant donné le dialogue pour la vertu cardinale par excellence, dialogue qui mène obligatoirement à des concessions : le chrétien, par charité mal placée, a cru qu’il devait en faire plus que ses interlocuteurs, il est souvent le seul à en faire. Il ne s’immole plus, comme les martyrs, pour la vérité ; c’est la vérité qu’il immole.
D’autre part, la multiplication des Etats laïcs dans l’Europe chrétienne a habitué les esprits à la laïcité et les a conduits à des adaptations contraires à la doctrine de l’Eglise. La doctrine ne s’adapte pas, elle est fixe, définie une fois pour toutes. À la Commission centrale préparatoire du concile, deux schémas avaient été présentés, un par le cardinal Béa, sous le titre « De la liberté religieuse », l’autre par le cardinal Ottaviani, sous le titre « De la tolérance religieuse ». Le premier s’étendait sur quatorze pages, sans aucune référence au magistère qui a précédé. Le deuxième comprenait sept pages de texte et seize pages de références, allant de Pie VI (1790) à Jean XXIII (1959).
Le schéma du cardinal Béa contenait, à mon sens et à celui d’un nombre non négligeable de pères, des affirmations ne s’accordant pas à la vérité de l’Eglise éternelle. On y lisait par exemple : « C’est pourquoi il faut louer le fait que de nos jours la liberté et l’égalité religieuses sont proclamées par de nombreuses nations et par l’Organisation internationale des droits de l’homme. » Le cardinal Ottaviani, quant à lui, exposait très correctement la question : « De même que le pouvoir civil s’estime en droit de protéger les citoyens contre les séductions de l’erreur… il peut de lui-même régler et modérer les manifestations publiques d’autres cultes et défendre ses citoyens contre la diffusion des fausses doctrines qui, au jugement de l’Eglise, mettent en danger leur salut éternel. »
Léon XIII disait (Rerum novarum) que le bien commun temporel, fin de la société civile, n’est pas purement d’ordre matériel, mais « principalement un bien moral ». Les hommes se sont organisés en société en vue du bien de tous ; comment pourrait-on exclure le bien suprême, qui est l’obtention de la béatitude céleste ?
Il est un autre aspect des choses qui guide l’Eglise lorsqu’elle dénie le droit de cité aux religions erronées : les propagateurs d’idées fausses exercent naturellement une pression sur les plus faibles, les moins instruits. Qui contestera que le devoir de l’Etat soit de protéger les faibles ? C’est son devoir premier, la raison d’être de l’organisation en société. Il défend ses sujets des ennemis, à l’extérieur, il les garantit dans la vie quotidienne contre les agressions de tout genre, les voleurs, les assassins, les escrocs, et même les Etats laïcs assurent une protection en matière de mœurs, en interdisant par exemple à l’affichage les journaux pornographiques, encore que la situation se soit bien dégradée en France ces dernières années et qu’elle soit des plus mauvaises dans des pays comme le Danemark. Mais enfin, longtemps les pays de civilisation chrétienne ont conservé ce sens de leurs obligations à l’égard des plus vulnérables et en particulier des enfants. Le peuple y est resté sensible et demande à l’Etat, par l’intermédiaire de ses associations familiales, de prendre les mesures nécessaires. On interdira des émissions de radio où le vice est trop ostensiblement mis en vedette, quoique personne ne soit obligé de les écouter, mais parce que les enfants disposent souvent de transistors et que dès lors ils ne sont plus protégés. La doctrine de l’Eglise, qui peut paraître excessivement sévère, est donc accessible au raisonnement courant et au bon sens.
Il est de règle aujourd’hui de rejeter toute forme de contrainte et de déplorer qu’elle se soit exercée à certains moments de l’histoire. S.S. Jean-Paul II, cédant à cette mode, a condamné l’Inquisition lors de son voyage en Espagne. Mais de l’Inquisition on ne veut retenir que les exagérations, oubliant que l’Eglise, en créant le Saint-Office, dont l’intitulé exact est « Sanctum Officium Inquisitionis », remplissait sa fonction de défense des âmes et poursuivait ceux qui essayaient de falsifier la foi et mettaient ainsi en danger toute une population en ce qui concerne son salut éternel. L’Inquisition venait au secours des hérétiques eux-mêmes, comme on va au secours des personnes qui se jettent à l’eau pour en finir avec la vie ; accuserait-on les sauveteurs d’exercer une contrainte intolérable sur ces malheureux ? Pour prendre une autre comparaison, je ne pense pas qu’il vienne à l’idée d’un catholique, même perplexe, de faire grief à un gouvernement d’interdire la drogue, sous prétexte qu’il exerce ainsi une contrainte sur les drogués.
On peut comprendre qu’un père de famille impose la foi à ses enfants. Dans les Actes des Apôtres, le centurion Corneille, touché par la grâce, reçoit le baptême « et toute sa maison avec lui ». Clovis, de même, s’est fait baptiser avec ses soldats. Les bienfaits qu’apporte la religion catholique montrent le caractère illusoire du parti pris par les clercs post-conciliaires de s’abstenir de toute pression, voire de toute influence à l’égard des « non-croyants ». En Afrique, où j’ai passé la plus grande partie de ma vie, les missions ont combattu les fléaux que sont la polygamie, l’homosexualité, le mépris dans lequel est tenue la femme. Celle-ci, dont on sait aussi quelle est la situation dégradante dans la société islamique, devient une esclave ou un objet dès que la civilisation chrétienne disparaît. On ne peut douter du droit de la vérité à s’imposer, à remplacer les religions fausses. Et pourtant l’Eglise ne préconise pas dans la pratique une intransigeance aveugle à l’égard du culte public de celles-ci. Elle a toujours professé qu’il pouvait être toléré par les pouvoirs publics, en vue d’éviter un plus grand mal. C’est pourquoi le cardinal Ottaviani préférait le terme de « tolérance religieuse ».
Si nous nous plaçons dans le cas d’un Etat catholique, où la religion du Christ est reconnue officiellement, cette tolérance évite des troubles qui seraient préjudiciables à l’ensemble. Dans une société laïque professant la neutralité, la loi de l’Eglise ne sera, bien sûr, pas observée. Alors, direz-vous, à quoi bon la maintenir ?
C’est que tout d’abord il ne s’agit pas d’une loi humaine, que l’on peut abroger ou modifier. Ensuite l’abandon du principe même a de graves conséquences ; nous en avons déjà enregistré plusieurs.
Les accords entre le Vatican et certaines nations, qui accordaient très justement un statut préférentiel à la religion catholique, ont été révisés. C’est le cas de l’Espagne et depuis peu de l’Italie, où le catéchisme n’est plus obligatoire dans les écoles.
Jusqu’où ira-t-on ? Les nouveaux législateurs de la nature humaine ont-ils songé que le pape est lui aussi chef d’Etat ? Sera-t-il amené à laïciser le Vatican, à y autoriser la construction d’un temple et d’une mosquée ?
C’est aussi la disparition des Etats catholiques. Dans le monde actuel, il y a des Etats protestants, un Etat anglican, des Etats musulmans, des Etats marxistes et on ne veut plus qu’il y ait d’Etats catholiques ! Les catholiques n’auraient plus le droit de travailler à en établir, ils aurait le devoir de maintenir l’indifférentisme religieux de l’Etat !
Pie IX a appelé cela « du délire » et « une liberté de perdition ». Léon XIII a condamné l’indifférentisme de l’Etat en matière religieuse. Ce qui était bon de leur temps n’est-il donc plus vrai ?
On ne peut affirmer la liberté de toutes les communautés religieuses dans la société humaine sans accorder également la liberté morale à ces communautés. L’islam admet la polygamie, les protestants ont, selon les Eglises, des positions plus ou moins laxistes sur l’indissolubilité des liens conjugaux et sur la contraception… Le critère du bien et du mal disparaît. En Europe, l’avortement n’est plus interdit par la loi que dans l’Irlande catholique. Il n’est pas possible que l’Eglise de Dieu couvre d’une certaine manière ces débordements en affirmant la liberté religieuse.
Autre conséquence : les écoles libres. L’Etat ne peut plus comprendre qu’il existe des écoles catholiques et qu’elles se taillent la part du lion dans le secteur de l’enseignement privé. Il les met sur le même plan, comme on l’a vu récemment, que les écoles fondées par des sectes et il dit : « Si nous vous permettons d’exister, nous devons le faire aussi pour Moon et pour toute autre communauté de ce genre, qui ont si mauvaise réputation. » Et l’Eglise n’a plus d’arguments ! Le gouvernement socialiste a très bien tiré parti de la déclaration sur la liberté religieuse. Du même principe, on a imaginé de fusionner des écoles catholiques avec d’autres, pourvu que celles-ci observent le droit naturel ! Ou bien on les a ouvertes aux enfants de toute religion, se flattant dans certaines d’avoir plus de petits musulmans que de petits chrétiens. C’est ainsi que l’Eglise, en acceptant un statut de droit commun dans les sociétés civiles, risque de devenir une secte parmi les autres. Elle se met dans le cas de disparaître, tant il est évident que la vérité ne peut donner ses droits à l’erreur sans se renier.
Les écoles libres ont adopté en France, pour manifester dans les rues, un hymne très beau mais dont les paroles trahissent la contagion de cet esprit détestable : « Liberté, tu es la seule vérité. » La liberté, considérée comme un bien absolu, est chimérique. Appliquée à l’ordre religieux, elle conduit au relativisme doctrinal et à l’indifférence pratique. Les catholiques perplexes doivent se raccrocher à la parole du Christ que je citais : « C’est la vérité qui les libérera. »
XII. Les puissances occultes contre l'Eglise
Résumons-nous. Le bon sens chrétien est heurté à tout propos par la nouvelle religion. Le catholique est en butte à une désacralisation générale ; on lui a tout changé, tout adapté. On lui fait comprendre que toutes les religions apportent le salut, l’Eglise accueille indistinctement les chrétiens séparés et même l’ensemble des croyants, qu’ils s’inclinent devant Bouddha ou devant Krishna. On explique que les clercs et les laïcs sont des membres égaux du « Peuple de Dieu », si bien que des laïcs désignés à des fonctions particulières prennent les tâches cléricales (on en voit célébrer seuls les enterrements et se charger du viatique aux malades), tandis que les clercs prennent les tâches des laïcs, s’habillent comme eux, vont travailler en usine, s’inscrivent dans les syndicats, font de la politique. Le nouveau droit canon renforce cette conception. Il confère des prérogatives inédites aux fidèles, réduisant la différence entre ceux-ci et les prêtres et instituant ce qu’il appelle des « droits » : des théologiens laïcs peuvent accéder aux chaires de théologie dans les universités catholiques, les fidèles participent au culte divin pour ce qui était réservé à certains ordres mineurs, et à l’administration de certains sacrements : distribution de la communion, partage du témoignage ministériel dans les cérémonies de mariage.
On y lit d’autre part que l’Eglise de Dieu « subsiste » dans l’Eglise catholique, formule suspecte car la doctrine de toujours enseigne que l’Eglise de Dieu « est » l’Eglise catholique. Si l’on prend cette formulation récente, il semblerait que les communautés protestantes et orthodoxes en fassent également partie, ce qui est faux, puisqu’elles se sont séparées de la seule Eglise fondée par Jésus-Christ : Credo in unam sanctam Ecclesiam. Le nouveau droit canon a été rédigé dans la hâte et la confusion, à telle enseigne que, promulgué en janvier 1983, il connaissait en novembre de la même année 114 modifications. Cela aussi déconcerte le chrétien, qui avait l’habitude de se référer à la législation ecclésiastique comme à quelque chose de fixe.
Si, père de famille, il a le souci de bien élever ses enfants, pratiquant assidu lui-même ou éloigné de la pratique des sacrements, les déceptions l’attendent. Les écoles catholiques ont dans de nombreux cas adopté la mixité, on y fait de l’éducation sexuelle, l’enseignement religieux disparaît dans les grandes classes, il n’est pas rare de trouver des professeurs aux orientations socialistes, sinon communistes. Lors d’une affaire qui a fait grand bruit dans l’ouest de la France, un de ces éducateurs, éliminé par les parents puis réintégré par la direction diocésaine, présentait ainsi sa défense : « Six mois après être rentré à Notre-Dame, un parent d’élève a voulu m’éliminer simplement car, au début de l’année, je m’étais présenté sous tous les points de vue, politique (de gauche), social, religieux. Il n’était pas possible d’après lui d’être professeur de philo et socialiste dans un établissement privé. » Un autre cas, qui se passe dans le Nord : un nouveau directeur est nommé dans une école par la direction diocésaine ; les parents s’aperçoivent au bout de quelque temps qu’il milite dans un syndicat de gauche, qu’il s’agit d’un prêtre réduit à l’état laïc et marié, que ses enfants ne semblent pas être baptisés. À Noël, il organise une fête pour les élèves et les parents, avec la participation du Secours populaire qui est, comme l’on sait, une organisation communiste. Alors les catholiques de bonne volonté se demandent s’il est utile de faire des efforts pour mettre leurs enfants à l’école libre. Dans une institution pour jeunes filles du centre de Paris, la catéchète se présente un matin avec l’aumônier de Fresnes, qu’accompagne un jeune détenu de dix-huit ans. Ils expliquent aux élèves que les prisonniers se sentent bien seuls, qu’ils ont besoin d’affection, de contacts avec l’extérieur et de courrier. Si l’une ou l’autre des élèves veut devenir marraine, elle peut donner son nom et son adresse. Mais surtout il ne faut pas en parler aux parents, car ils ne comprennent pas ces choses ; cela doit rester une affaire de jeunes. Ailleurs, c’est une institutrice qui se fait réprimander, cette fois par un groupe de parents, pour avoir fait apprendre à ses élèves des formules de catéchisme et l’Ave Maria. Elle est soutenue par l’évêque, chose on ne peut plus normale mais qui semble si inhabituelle que la lettre est reproduite dans La Famille éducatrice et fait figure d’événement. Comment s’y retrouver ? Quand le gouvernement français a décidé d’en finir avec l’école libre, celle-ci s’est montrée vulnérable parce que, dans la presque totalité des cas, elle ne correspondait plus à sa mission, soit sur un point, soit sur plusieurs. Ses adversaires avaient beau jeu de dire : que faites-vous dans le système éducatif ? À quoi servez-vous ? Nous faisons la même chose ; pourquoi deux écoles ? Certes on y trouve encore des réserves de foi et il convient de rendre hommage à nombre d’enseignants conscients de leurs responsabilités, mais l’enseignement catholique ne s’affirme plus d’une façon nette en face de l’école publique, il a parcouru une bonne moitié du chemin sur lequel veulent l’engager les zélateurs du laïcisme. On m’a rapporté que, dans les manifestations, des groupes avaient fait scandale en chantant « Nous voulons Dieu dans nos écoles ». Les organisateurs avaient sécularisé le plus possible les chants, les slogans, les discours afin, disaient-ils, de ne pas mettre en fausse position les gens qui étaient venus sans préoccupations religieuses particulières, et parmi lesquels se trouvaient des incroyants, voire des socialistes.
Est-ce faire de la politique que de vouloir écarter le socialisme et le communisme de nos écoles ? Le catholique a toujours pensé que l’Eglise était opposée à ces doctrines, à cause de l’athéisme militant qu’elles professent. Il a en cela parfaitement raison sur le principe et sur les applications : l’athéisme détermine des façons radicalement différentes de concevoir le sens de la vie, le destin des nations, les orientations de la société. On est d’autant plus étonné de lire dans Le Monde du 5 juin 1984 que Mgr Lustiger, répondant aux questions de ce journal et exprimant du reste plusieurs idées fort justes, se plaint d’avoir vu échapper une chance historique avec le vote du Parlement sur l’école libre. Cette chance, explique-t-il, consistait à trouver, en accord avec les socialo-communistes, un certain nombre de valeurs fondamentales pour l’éducation des enfants. Quelles valeurs fondamentales communes peut-il y avoir entre la gauche marxiste et la doctrine chrétienne ? C’est tout l’opposé. Mais le catholique voit avec surprise le dialogue s’intensifier entre la hiérarchie ecclésiastique et les communistes. Les dirigeants soviétiques, ainsi que des terroristes comme Yasser Arafat, sont reçus au Vatican. Le concile a donné le ton en refusant de renouveler la condamnation du communisme. N’en trouvant pas trace dans les schémas qui leur étaient soumis, quatre cent cinquante évêques, rappelons-le, avaient signé une lettre réclamant un amendement dans ce sens. Ils s’appuyaient sur les condamnations passées et, en particulier, sur l’affirmation de Pie XI qui qualifiait le communisme d’intrinsèquement « pervers », signifiant par là qu’il n’y avait pas dans cette idéologie des aspects négatifs et des aspects positifs, mais qu’il fallait le rejeter dans son intégralité. On se souvient de ce qu’il en advint : l’amendement ne fut pas transmis aux pères, le secrétariat général du concile déclara n’en avoir pas eu connaissance, puis la commission admit qu’elle l’avait reçu mais trop tard, ce qui n’était pas exact. Ce fut un scandale, qui se termina par l’adjonction, sur ordre du pape, à la constitution Gaudium et Spes, d’un passage allusif sans grande portée.
Que de déclarations d’évêques pour justifier, sinon encourager, la collaboration avec les communistes, indépendamment de l’athéisme affiché ! « Ce n’est pas à moi, c’est aux chrétiens, qui sont des adultes responsables, disait Mgr Matagrin, à voir dans quelles conditions ils peuvent collaborer avec les communistes. » Pour Mgr Delorme, les chrétiens doivent « lutter pour plus de justice dans le monde avec tous ceux qui sont épris de justice et de liberté, y compris les communistes ». C’est le même son de cloche chez Mgr Poupard, qui incite à « travailler avec tous les hommes de bonne volonté sur tous les chantiers de la justice où se construit inlassablement un monde nouveau ». Dans un bulletin diocésain, l’oraison funèbre d’un prêtre ouvrier est ainsi tournée : « Il a pris parti pour le monde des travailleurs à l’occasion des élections municipales. Il ne pouvait être le prêtre de tous. Il a choisi ceux qui faisaient le choix de société socialiste. Ce fut dur pour lui. Il s’est fait des ennemis, mais aussi beaucoup de nouveaux amis. Tit-Paul était un homme situé. » Un évêque dissuadait, il y a peu de temps, ses prêtres de parler dans leurs paroisses de l’œuvre « Aide en détresse » en disant : « Mon impression est que cette œuvre se présente sous des dehors trop exclusivement anticommunistes. »
On constate avec effarement que l’excuse donnée à ce genre de collaboration repose sur la notion, elle-même fausse, que le parti communiste aurait pour but d’instaurer la justice et la liberté. Il faut rappeler à ce sujet les paroles de Pie IX : « Si les fidèles se laissent tromper par les promoteurs des manœuvres actuelles, s’ils consentent à conspirer avec eux pour les systèmes pervers du socialisme et du communisme, qu’ils le sachent et le considèrent sérieusement : ils amassent pour eux-mêmes et auprès du divin Juge des trésors de vengeance au jour de la colère ; et en attendant, il ne sortira de cette conspiration aucun avantage temporel pour le peuple, mais bien plutôt un accroissement de misères et de calamités. »
Il suffit, pour voir la justesse de cet avertissement lancé en 1849, il y a près de cent quarante ans, d’observer ce qui se passe dans tous les pays placés sous le joug communiste. Les événements ont donné raison au pape du Syllabus et, malgré cela, l’illusion demeure vivace et même elle s’accentue. Même en Pologne, pays catholique entre tous, les pasteurs ne donnent plus la question de la foi catholique et du salut des âmes comme primordiale et devant faire accepter tous les sacrifices, y compris celui de la vie. Ce qui importe le plus dans leur esprit est de ne pas provoquer de rupture avec Moscou, ce qui permet à Moscou de réduire à un esclavage encore plus complet le peuple polonais, sans rencontrer de véritable résistance.
Le père Floridi montre avec clarté les compromissions de l’Ostpolitik vaticane : « Il est connu que les évêques tchécoslovaques consacrés par Mgr Casaroli sont les collaborateurs du régime, comme le sont les évêques dépendant du patriarcat de Moscou ? Heureux d’avoir pu donner un évêque à chaque diocèse hongrois, le pape Paul VI rendit hommage à Janos Kadar, premier secrétaire du parti communiste hongrois, « principal promoteur et le plus autorisé de la normalisation des relations entre le Saint-Siège et la Hongrie ». Mais le pape ne disait pas le prix élevé dont avait été payée cette normalisation : l’installation en des postes importants de l’Eglise de « prêtres de la paix » ? De fait, grande fut la stupeur des catholiques quand ils entendirent le successeur du cardinal Mindszenty, le cardinal Laszlo Lekai, promettre d’intensifier le dialogue entre catholiques et marxistes. » Parlant de la perversité intrinsèque du communisme, Pie XI ajoutait : « et l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne ».
Cette rupture de l’enseignement de l’Eglise, s’ajoutant à celles que j’ai énumérées, nous oblige à affirmer que le Vatican est occupé par des modernistes et des hommes de ce monde croyant trouver dans les astuces humaines et diplomatiques plus d’efficacité pour le salut du monde que ce qui a été institué par le divin fondateur de l’Eglise. J’ai nommé le cardinal Mindszenty ; comme lui, tous les héros et les martyrs du communisme, en particulier les cardinaux Beran, Stepinac, Wyszynski, Slipyi, sont considérés comme des témoins gênants par l’actuelle diplomatie vaticane et, disons-le, comme des reproches muets en ce qui concerne les premiers, aujourd’hui endormis dans la paix du Seigneur, tandis que l’on étouffe la grande voix de Mgr Slipyi.
Les mêmes rapprochements ont lieu avec la franc-maçonnerie, malgré la déclaration dépourvue d’ambiguïté de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi en février 1981, qu’avait précédée une déclaration de la Conférence épiscopale allemande en avril 1980. Mais le nouveau droit canon n’en fait pas mention et ne formule expressément aucune sanction. Les catholiques ont appris antérieurement que les maçons B’nai B’rith avaient été reçus au Vatican et, à une date récente, l’archevêque de Paris accueillait, pour un entretien, le grand maître d’une loge, cependant que certains ecclésiastiques n’en finissent pas de vouloir réconcilier la Synagogue de Satan avec l’Eglise du Christ.
On rassure les catholiques en leur disant, comme pour le reste : « La condamnation des sectes était peut-être fondée hier, mais les frères trois-points ne sont plus ce qu’ils étaient. » Voyons-les donc à l’œuvre. Le scandale de la loge P2, en Italie, est encore tout frais dans les mémoires. En France, il ne fait pas de doute que la loi laïque contre l’enseignement libre est avant tout l’œuvre du Grand Orient, qui a multiplié les pressions auprès du président de la République et de ses affiliés présents dans le gouvernement et dans les cabinets ministériels, pour que se réalise enfin le « grand service unique de l’Education nationale ». Ils ont même, pour cette fois, agi au grand jour ; des journaux comme Le Monde ont fait régulièrement le compte rendu de leurs démarches, leur plan et leur stratégie ont été publiés dans leurs revues. Dois-je ajouter que la maçonnerie est toujours ce qu’elle était ? L’ancien grand maître du Grand Orient, Jacques Mitterrand, qui avouait à la radio en 1969 : « Nous avons toujours eu des évêques et des prêtres dans nos loges », faisait la profession de foi suivante : « Si mettre l’Homme sur l’autel plutôt que d’y mettre Dieu est le péché de Lucifer, tous les humanistes depuis la Renaissance commettent ce péché. » Ce fut l’un des griefs invoqués contre les francs-maçons, quand ils furent pour la première fois excommuniés par le pape Clément XII, en 1738. En 1982, le grand maître Georges Marcou ne disait pas autre chose : « C’est le problème de l’homme qui prime. » Au premier rang de ses préoccupations, quand il fut réélu, figurait le remboursement de l’avortement par la Sécurité sociale, « l’égalité économique des femmes passant par cette mesure ».
Les francs-maçons ont pénétré l’Eglise. En 1976, on apprenait que celui qui avait été l’âme de la réforme liturgique, Mgr Bugnini, était franc-maçon. On peut juger, d’après cette révélation, qu’il n’était pas le seul. Le voile qui couvrait la plus grande mystification dont les clercs et les fidèles ont été l’objet commençait à se déchirer. On y voit plus clair avec le temps, et les adversaires séculaires de l’Eglise aussi : « Il y a quelque chose de changé dans l’Eglise, écrit Jacques Mitterrand, les réponses formulées par le pape aux questions les plus brûlantes, comme le célibat des prêtres ou la régulation des naissances, sont ardemment contestées au sein de l’Eglise elle-même ; la parole du Souverain Pontife est mise en cause par certains évêques, par des prêtres, par les fidèles. Pour le franc-maçon, l’homme qui discute le dogme est déjà un franc-maçon sans tablier. » Un autre frère, M. Marsaudon, du rite écossais, parle ainsi de l’œcuménisme cultivé au cours du concile : « Les catholiques, particulièrement les conservateurs, ne devront pas oublier pour autant que tout chemin mène à Dieu. Et (ils devront) se maintenir dans cette courageuse notion de la liberté de pensée qui, on peut vraiment parler là de révolution, partie de nos loges maçonniques, s’est étendue magnifiquement au-dessus du dôme de Saint-Pierre. »
Je voudrais encore vous citer un texte propre à éclairer cette question et montrant qui espère être le vainqueur de l’autre dans le rapprochement préconisé par l’abbé Six et le père Riquet. Il est extrait de la revue maçonnique Humanisme, numéro de novembre-décembre 1968 : « Parmi les piliers qui s’effondreraient le plus facilement, citons le pouvoir doctrinal doté d’infaillibilité qu’avait cru solidifier, voici cent ans, le premier concile du Vatican, et qui vient de supporter des assauts conjugués à l’occasion de la parution de l’encyclique Humanæ Vitæ ; la présence réelle eucharistique, que l’Eglise avait réussi à imposer aux masses médiévales et qui disparaîtra avec le progrès des intercommunications et des concélébrations entre prêtres catholiques et pasteurs protestants ; le caractère sacré du prêtre, qui découlait de l’institution du sacrement de l’Ordre et qui cédera la place à un caractère électif et temporaire ; la distinction entre l’Eglise dirigeante et le clergé noir, le mouvement s’opérant désormais de la base vers le sommet, comme dans toute démocratie ; la disparition progressive du caractère ontologique et métaphysique des sacrements et, à coup sûr, la mort de la confession, le péché étant devenu dans notre civilisation l’une des notions les plus anachroniques que nous ait léguées la sévère philosophie du Moyen-âge, héritière elle-même du pessimisme biblique. »
On remarquera que les francs-maçons sont prodigieusement intéressés par l’avenir de l’Eglise, mais que c’est pour la dévorer. Les catholiques doivent le savoir, malgré les sirènes qui cherchent à les endormir, et toutes ces forces destructrices sont étroitement dépendantes les unes des autres. La maçonnerie se définit comme la philosophie du libéralisme, dont la forme aiguë est le socialisme. L’ensemble se regroupe assez bien sous le terme employé par Notre-Seigneur : « les Portes de l’enfer ».
XIII. La Révolution à l'intérieur de l'Eglise et la collégialité
Mais d’où vient donc que les Portes de l’enfer mènent en ce moment une telle sarabande ? L’histoire de l’Eglise a toujours été agitée par des persécutions, des hérésies, des conflits avec le pouvoir temporel, la conduite licencieuse à certaines époques d’une partie du clergé, voire de certains papes. Cette fois, la crise semble plus profonde, puisqu’elle touche la foi elle-même. Le modernisme auquel nous nous heurtons n’est pas une hérésie au même titre qu’une autre, mais l’égout collecteur de toutes les hérésies ; les persécutions ne viennent pas seulement de l’extérieur, mais de l’intérieur du sanctuaire ; le scandale d’un clergé démissionnaire ou dissolu prétend à l’institutionnalisation, les mercenaires qui livrent les brebis au loup sont encouragés et couverts d’honneurs.
On me reproche parfois de noircir la situation, de jeter un regard désapprobateur, par je ne sais quelle complaisance maussade, sur une évolution somme toute logique et nécessaire. Mais le pape même qui a été l’âme de Vatican II a constaté à plusieurs reprises la décomposition dont je parle avec tristesse. Le 7 décembre 1969, Paul VI disait : « L’Eglise se trouve dans une heure d’inquiétude, d’autocritique, on dirait même d’autodestruction. C’est comme un bouleversement intérieur, aigu et complexe. Comme si l’Eglise se frappait elle-même. » L’année suivante, il avouait : « Dans de nombreux domaines, le concile ne nous a pas donné jusqu’à présent la tranquillité, mais il a plutôt suscité des troubles et des problèmes non utiles au renforcement du Royaume de Dieu dans l’Eglise et dans les âmes. » Jusqu’à ce cri d’alarme du 29 juin 1972, en la fête de saint Pierre et saint Paul : « La fumée de Satan est entrée par quelque fissure dans le temple de Dieu : le doute, l’incertitude, la problématique, l’inquiétude, l’insatisfaction, l’affrontement se font jour… Le doute est entré dans nos consciences. »
Quelle est cette fissure ? Nous pouvons situer dans le temps, avec certitude, le moment où elle s’est produite : 1789, et lui donner un nom : la Révolution. Les principes maçonniques et anticatholiques de la Révolution française ont mis deux siècles à pénétrer dans les têtes cléricales et les têtes mitrées. C’est aujourd’hui chose faite, telle est la réalité, et la cause, catholiques inquiets, de vos perplexités. Il a fallu que les faits soient devant nos yeux pour que nous y croyions, car nous jugions a priori cette entreprise impossible, incompatible avec la nature même de l’Eglise aidée de l’Esprit de Dieu.
Dans une page fameuse, écrite en 1877, Mgr Gaume faisait se définir elle-même la Révolution : « Je ne suis pas ce que l’on croit. Beaucoup parlent de moi et bien peu me connaissent. Je ne suis ni le carbonarisme, ni l’émeute, ni le changement de la monarchie en république, ni la substitution d’une dynastie à une autre, ni le trouble momentané de l’ordre public. Je ne suis ni les hurlements des Jacobins, ni les fureurs de la Montagne, ni le combat des barricades, ni le pillage, ni l’incendie, ni la loi agraire, ni la guillotine, ni les noyades. Je ne suis ni Marat, ni Robespierre, ni Babeuf, ni Mazzini, ni Kossuth. Ces hommes sont mes fils, ils ne sont pas moi. Ces choses sont mes œuvres, elles ne sont pas moi. Ces hommes et ces choses sont des faits passagers et moi je suis un état permanent… Je suis la haine de tout ordre que l’homme n’a pas établi et dans lequel il n’est pas roi et Dieu tout ensemble. »
On tient ici la clef de la volonté de « changement » dans l’Eglise : il s’agit de remplacer une institution divine par une institution faite de main d’homme. Et l’homme prend le pas sur Dieu. Il envahit tout, tout commence et aboutit à lui, c’est devant lui que l’on se prosterne.
Paul VI définissait ce retournement de la façon suivante dans son discours de clôture du concile : « L’humanisme laïc et profane enfin est apparu dans sa terrible stature et a, en un certain sens, défié le concile. La religion du Dieu qui s’est fait homme s’est rencontrée avec la religion (car c’en est une) de l’homme qui se fait Dieu. » Il ajoutait aussitôt que, malgré ce terrible défi, il n’y avait eu aucun choc, aucune anathème. Hélas ! En faisant montre d’une « sympathie sans bornes pour les hommes », le concile a manqué au devoir de rappeler d’une façon ferme qu’il n’y a pas de compromis possible entre les deux attitudes et même le discours de clôture a paru donner le départ à ce que nous voyons mettre en pratique chaque jour : « Reconnaissez-lui au moins ce mérite (au concile), vous, humanistes modernes qui renoncez à la transcendance des choses suprêmes, et sachez reconnaître notre nouvel humanisme ; nous aussi, nous plus que quiconque nous avons le culte de l’homme. »
Puis nous avons entendu de la même bouche des phrases développant ce thème : « Les hommes, au fond, sont bons, sont orientés vers la raison, vers l’ordre et le bien commun » (Message pour la Journée de la Paix, 14 novembre 1970). « Le christianisme et la démocratie ont en commun un principe de base : le respect pour la dignité et pour la valeur de la personne humaine… La promotion intégrale de l’homme » (Manille, 20 novembre 1970). Comment ne pas être atterré par ce parallèle, alors que la démocratie, système spécifiquement laïc, ignore en l’homme sa qualité d’enfant de Dieu racheté, seul aspect qui lui donne sa dignité ? La promotion de l’homme n’est certes pas la même, vue par un chrétien ou par un incroyant.
Le message pontifical se sécularisait à chaque occasion. À Sydney, le 3 décembre 1970, nous entendions avec surprise cette affirmation : « Il n’y a plus d’isolement permis : l’heure est venue de la grande solidarité des hommes entre eux, pour l’établissement d’une communauté mondiale unie et fraternelle. » La paix entre tous les hommes, certes, mais les catholiques ne reconnaissaient plus les paroles du Christ : « Je vous donne ma paix ; mais je ne vous la donne pas comme la donne le monde. » Le lien qui unissait la terre au ciel semblait s’être rompu : « Eh bien, nous sommes en démocratie ! Cela veut dire que le peuple commande, que le pouvoir provient du nombre, de la population telle qu’elle est » (Paul VI, 1er janvier 1970). Jésus avait dit à Pilate : « Vous n’auriez aucun pouvoir sur moi s’il ne vous avait été donné d’En Haut. » Tout pouvoir vient de Dieu et non du nombre, même si le choix du chef a été fait par un système électif. Pilate était le représentant d’une nation païenne et pourtant il ne pouvait rien sans la permission du Père du ciel.
Et voilà que la démocratie entre dans l’Eglise. Le nouveau droit canon montre les pouvoirs résidant dans le « Peuple de Dieu ». Cette tendance à faire participer ce que l’on appelle la base à l’exercice du pouvoir se retrouve dans toutes les structures mises en place : synode, conférences épiscopales, conseils presbytéraux ou pastoraux, commissions romaines, commissions nationales ; il y a des institutions équivalentes dans les ordres religieux. C’est la démocratisation du magistère, danger mortel pour des millions d’âmes désemparées et intoxiquées, auxquelles les médecins ne viennent pas en aide, car elle a ruiné l’efficacité dont était pourvu précédemment le magistère personnel du pape et des évêques. Quand une question se pose concernant la foi ou la morale, elle est soumise à de multiples commissions théologiques qui n’en finissent pas de se prononcer, parce que les membres sont divisés dans leurs opinions, dans leurs méthodes. Il suffit de lire les comptes rendus des assemblées à tous les échelons pour reconnaître que la collégialité du magistère équivaut à la paralysie du magistère.
C’est à des personnes que Notre-Seigneur a demandé de paître son troupeau, non à une collectivité ; les Apôtres ont obéi aux ordres du Maître et, jusqu’au XXe siècle, il en fut ainsi. Il a fallu arriver à notre temps pour entendre parler de l’Eglise en état de concile permanent, de l’Eglise en continuelle collégialité. Les résultats ne se sont pas fait attendre : tout est sens dessus dessous, les fidèles ne savent plus à quel saint se vouer.
À la démocratisation du magistère fait naturellement suite la démocratisation du gouvernement, qui s’est réalisée sous l’impulsion du fameux slogan de la « collégialité », diffusé à tous les vents par la presse communiste, protestante et progressiste.
On a collégialisé le gouvernement du pape ou celui des évêques avec un collège presbytéral, celui du curé de paroisse avec un collège pastoral de laïcs, le tout articulé en d’innombrables commissions, conseils, sessions, etc. Le nouveau Code de droit canonique est tout imprégné de cette notion. Le pape y est d’abord défini comme le chef du collège épiscopal. On y retrouve la doctrine déjà suggérée par le document Lumen gentium du concile, selon laquelle le collège des évêques joint au pape jouit comme lui du pouvoir suprême dans l’Eglise, et cela d’une manière habituelle et constante. Ce n’est pas une modification bénigne ; cette doctrine du double pouvoir suprême est contraire à l’enseignement et à la pratique du magistère de l’Eglise. Elle s’oppose aux définitions du concile Vatican I et à l’encyclique de Léon XIII Satis cognitum. Seul le pape a le pouvoir suprême ; il ne le communique que dans la mesure où il le juge opportun, et dans des circonstances extraordinaires. Seul le pape a un pouvoir de juridiction s’étendant au monde entier.
On assiste donc à une restriction de la liberté du Souverain Pontife. Oui, c’est bien la révolution ! Les faits montrent que nous n’avons pas là une modification sans portée pratique, Jean-Paul II est le premier pape vraiment touché par la réforme. On peut citer plusieurs cas précis où il est revenu sur une décision sous la pression d’une conférence épiscopale ; le catéchisme hollandais a fini par recevoir l’imprimatur de l’archevêque de Milan, sans que les modifications demandées par la commission cardinalice aient été faites. Il en a été de même du catéchisme canadien, à propos duquel j’ai entendu une voix autorisée dire à Rome : « Que voulez-vous qu’on fasse devant une conférence épiscopale ? »
L’indépendance prise par les conférences a été illustrée en France aussi à propos des catéchismes. Les nouveaux manuels sont en opposition sur presque tous les points avec l’exhortation apostolique Catechesi tradendæ. La visite ad limina des évêques d’Ile-de-France, en 1982, a consisté pour ceux-ci à faire entériner par le pape une catéchèse qui n’a manifestement pas son agrément. L’allocution prononcée à la fin de la visite par Jean-Paul II a tous les caractères d’un compromis, grâce auquel les évêques pouvaient rentrer la tête haute dans leurs pays et persévérer dans leur entreprise néfaste. La conférence du cardinal Ratzinger, à Paris et à Lyon, indique bien que Rome ne s’est pas rangée aux raisons données par les évêques de France pour instaurer une nouvelle pédagogie et une nouvelle doctrine, mais que le Saint-Siège en est réduit à procéder par des pressions de cette sorte, par des suggestions et des conseils, au lieu de donner les ordres voulus pour remettre les choses dans le bon chemin et condamner, le cas échéant, comme l’ont toujours fait les papes, gardiens du dépôt de la foi.
Quant à l’évêque, dont la juridiction semblerait s’être accrue, il est lui-même victime de la collégialité, qui le paralyse dans le gouvernement de son diocèse. Que de réflexions faites par les évêques eux-mêmes à ce sujet et qui sont instructives ! Théoriquement l’évêque peut, dans de nombreux cas, agir contre un vœu de l’assemblée, parfois même contre une majorité, si le vote n’est pas soumis au Saint-Siège ; mais dans la pratique, cela se révèle impossible. Dès la fin de l’assemblée, les décisions sont publiées par le secrétaire. Elles sont connues de tous les prêtres et des fidèles, les médias en véhiculent l’essentiel. Quel évêque pourra s’opposer de fait à ces décisions, sans montrer son désaccord avec l’assemblée et trouver immédiatement devant lui quelques esprits révolutionnaires qui en appelleront à l’assemblée contre lui ?
L’évêque est le prisonnier de la collégialité, qui aurait dû se limiter à un organisme de consultations, de mise en commun, mais non devenir un organisme de décision. Même pour les choses les plus simples, il a cessé d’être le maître chez lui. Peu après le concile, comme je visitais nos communautés, l’évêque d’un diocèse du Brésil vint me chercher très obligeamment à la gare.
- Je ne peux pas vous héberger à l’évêché, me dit-il, mais je vous ai fait préparer un logement au petit séminaire. Il m’y conduisit lui-même ; la maison était en effervescence, je voyais partout, dans les couloirs et les escaliers, des jeunes gens et des jeunes filles.
- Les jeunes gens sont-ils des séminaristes ? demandai-je.
- Hélas non ! Croyez bien que je ne suis pas d’accord sur la présence de tous ces jeunes dans mon séminaire, mais c’est la conférence épiscopale qui a décidé que nous devions désormais faire des sessions d’action catholique dans nos établissements. Ceux que vous voyez sont ici pour huit jours. Que voulez-vous que je fasse ? Je ne puis faire autrement que les autres !
Les pouvoirs conférés de droit divin à des personnes ont donc été confisqués, qu’il soit question du pape ou des évêques, au profit d’une entité dont l’emprise n’a fait que se renforcer.
Les conférences épiscopales, me dira-t-on, ne datent pas d’aujourd’hui ; Pie X en avait déjà approuvé, au début du siècle. C’est exact, mais ce saint pape leur avait donné une définition qui les justifiait : « Nous sommes persuadé que ces assemblées d’évêques sont de la plus grande importance pour maintenir et développer le règne de Dieu dans toutes les régions et toutes les provinces. Lorsque les évêques, gardiens des choses saintes, mettent ainsi leurs lumières en commun, il résulte que non seulement ils aperçoivent mieux les besoins de leurs peuples et choisissent les remèdes les plus convenables, mais encore qu’ils resserrent les liens qui les unissaient entre eux. » Il ne s’agissait pas, par conséquent, d’une institution de caractère étatique prenant, en tant que telle, des décisions applicables obligatoirement par ses membres. Pas plus qu’un congrès de savants ne fixe la manière dont les recherches devront être conduites dans tel ou tel laboratoire.
La conférence épiscopale fonctionne comme un Parlement, le conseil permanent de l’épiscopat français en est l’organe exécutif. L’évêque ressemble plus à un préfet, à un commissaire de la République pour prendre la terminologie à la mode, qu’au successeur des Apôtres chargé par le pape de gouverner un diocèse. Dans ces assemblées, on vote ; les scrutins sont même si nombreux qu’il a fallu installer à Lourdes un système de vote électronique. Il s’ensuit nécessairement la formation de partis, les deux choses ne vont pas l’une sans l’autre. Qui dit partis dit divisions. Quand le gouvernement habituel est soumis à des votes consultatifs dans son exercice normal, il est rendu inefficace. C’est alors la collectivité qui en souffre.
L’introduction du collégialisme a entraîné un affaiblissement considérable de son efficacité, d’autant que l’Esprit-Saint est plus facilement contrarié et contristé dans une assemblée que dans une personne. Quand les personnes sont responsables, elles agissent, elles parlent, même si certaines se taisent. En assemblée, c’est le nombre qui décide. Mais le nombre ne fait pas la vérité.
Il ne fait pas non plus l’efficacité, ainsi qu’on le constate après vingt ans de collégialisme, et comme on aurait pu le présupposer sans en faire l’expérience ; le fabuliste parlait, il y a bien longtemps déjà, des « maints chapitres qui pour néant se sont ainsi tenus ». Était-il besoin de copier les régimes politiques, où le suffrage justifie les décisions, puisqu’ils n’ont plus de chefs souverains ? L’Eglise a l’immense avantage de savoir ce qu’elle doit faire pour répandre le règne de Dieu. Ses chefs sont institués. Que de temps perdu à élaborer des déclarations communes, jamais satisfaisantes parce qu’il a fallu tenir compte des avis des uns et des autres ! Que de voyages incessants pour se rendre en commissions, en sous-commissions, en conseils restreints, en réunions préparatoires ! Mgr Etchegaray disait à Lourdes, à la clôture de l’assemblée de 1978 : « Nous ne savons plus où donner de la tête. »
Il en résulte que la puissance de résistance de l’Eglise au communisme, à l’hérésie, à l’immoralité a considérablement diminué. C’est ce que ses adversaires souhaitaient et c’est pourquoi ils ont tant fait, au moment du concile et depuis lors, pour la pousser dans la voie de la démocratie.
Si l’on y regarde bien, c’est avec sa devise que la Révolution a pénétré dans l’Eglise de Dieu. La liberté, c’est la liberté religieuse telle qu’il a été dit plus haut, qui donne un droit à l’erreur. L’égalité, c’est la collégialité, avec la destruction de l’autorité personnelle, de l’autorité de Dieu, du pape, des évêques, la loi du nombre. La fraternité enfin est représentée par l’œcuménisme.
Par ces trois mots, l’idéologie révolutionnaire de 1789 est devenue la Loi et les Prophètes. Les modernistes sont arrivés à ce qu’ils voulaient.
XIV. Vatican II, une subversion organisée
Le rapprochement que je fais de la crise de l’Eglise avec la Révolution française n’est pas une simple métaphore. Nous sommes bien dans la continuité des philosophes du XVIIIe siècle et du bouleversement que leurs idées ont provoqué dans le monde. Ceux qui ont transmis ce poison à l’Eglise l’avouent eux-mêmes. C’est le cardinal Suenens s’écriant : « Vatican II, c’est 89 dans l’Eglise », et il ajoutait, parmi d’autres déclarations dépourvues de précautions oratoires : « On ne comprend rien à la Révolution française ou russe si l’on ignore l’ancien régime auquel elles ont mis fin… De même, en matière ecclésiastique, une réaction ne se juge qu’en fonction de l’état de choses qui a précédé. » Ce qui a précédé et qu’il considérait comme devant être aboli, c’est le merveilleux édifice hiérarchique ayant à son sommet le pape, vicaire de Jésus-Christ sur la terre : « Le concile Vatican II a marqué la fin d’une époque ; pour peu qu’on prenne plus de recul, il a même marqué la fin d’une série d’époques, la fin d’un âge. »
Le père Congar, un des artisans des réformes, ne parlait pas autrement : « L’Eglise a fait, pacifiquement, sa Révolution d’octobre. » Pleinement conscient, il remarquait : « La déclaration sur la liberté religieuse dit matériellement le contraire du Syllabus. » Je pourrais citer des quantités d’aveux de ce genre. En 1976, le P. Gélineau, un des chefs de file du Centre national de pastorale liturgique, ne laissait aucune illusion à ceux qui veulent voir dans le nouvel ordo quelque chose d’un peu différent du rite qui était célébré universellement jusque-là, mais rien de fondamentalement choquant : « La réforme décidée par le deuxième concile du Vatican a donné le signal du dégel… Des pans entiers s’écroulent… Qu’on ne s’y trompe pas : traduire n’est pas dire la même chose avec d’autres mots. C’est changer la forme… Si les formes changent, le rite change. Si un élément est changé, la totalité signifiante est modifiée… Il faut le dire sans ambages : le rite romain tel que nous l’avons connu n’existe plus. Il est détruit » [^4].
Les catholiques libéraux ont véritablement instauré un état révolutionnaire. Voici ce que nous lisons dans le livre de l’un d’eux, le sénateur du Doubs, M. Prelot[^5] : « Nous avons lutté pendant un siècle et demi pour faire prévaloir nos opinions à l’intérieur de l’Eglise et nous n’y avons pas réussi. Enfin est venu Vatican II et nous avons triomphé. Désormais les thèses et les principes du catholicisme libéral sont définitivement acceptés et officiellement par la sainte Eglise. »
C’est par le biais de ce catholicisme libéral que la Révolution s’est introduite, sous prétexte de pacifisme, de fraternité universelle. Les erreurs et les faux principes de l’homme moderne ont pénétré dans l’Eglise et contaminé le clergé, grâce à des papes libéraux eux-mêmes, et à la faveur de Vatican II.
Puisqu’il y a un moment où il faut savoir remettre les choses au point, je rappellerai que je n’étais pas réfractaire à la tenue d’un concile œcuménique en 1962. Au contraire, je l’ai salué avec une grande espérance. En témoigne aujourd’hui une lettre que j’adressais en 1963 aux pères du Saint-Esprit et qui a été publiée dans un de mes précédents ouvrages[^6]. J’y écrivais : « Disons, sans hésitation, que certaines réformes liturgiques étaient nécessaires et qu’il est souhaitable que le concile continue dans cette voie. » Je reconnaissais qu’un renouveau s’imposait pour mettre fin à une certaine sclérose qui venait de ce qu’un fossé s’était creusé entre la prière, cantonnée dans les limites des lieux de culte, et l’action, l’école, la profession, la cité.
Nommé par le pape membre de la commission centrale préparatoire, j’ai participé à ses travaux avec assiduité et enthousiasme, pendant les deux années qu’ils ont duré. La commission centrale était chargée de vérifier et d’examiner tous les schémas préparatoires qui venaient des commissions spécialisées. J’étais bien placé, donc, pour savoir ce qui avait été fait, ce qui devait être examiné et ce qui devait être présenté à l’assemblée. Ce travail était mené avec beaucoup de conscience et de perfection. Je possède les soixante-douze schémas préparatoires ; la doctrine de l’Eglise y est absolument orthodoxe, ils sont adaptés d’une certaine manière à notre époque, mais avec beaucoup de mesure et de sagesse.
Tout était prêt pour la date annoncée et, le 11 octobre 1962, les pères prenaient place dans la nef de la basilique Saint-Pierre de Rome. Mais il y eut un événement qui n’avait pas été prévu par le Saint-Siège : le concile, dès les premiers jours, fut investi par les forces progressistes. Nous l’avons éprouvé, senti, et quand je dis « nous », j’entends la majorité des pères du concile à ce moment-là. Nous avons eu l’impression qu’il se passait quelque chose d’anormal, cette impression se confirma rapidement : quinze jours après la séance d’ouverture, il ne restait plus aucun des soixante-douze schémas. Tout avait été renvoyé, rejeté, mis au panier.
Cela se produisit de la façon suivante : il était prévu dans le règlement du concile qu’il fallait les deux tiers des voix pour rejeter un schéma préparatoire. Or quand on procéda au vote, il y eut soixante pour cent contre les schémas et quarante pour cent en leur faveur. Par conséquent, les opposants n’obtenaient pas les deux tiers et normalement le concile devait se dérouler à partir de ces travaux préparatoires.
C’est alors que se manifesta une organisation puissante, très puissante, mise sur pied par des cardinaux des bords du Rhin, avec tout un secrétariat parfaitement au point. Ils allèrent trouver le pape Jean XXIII en lui disant : « C’est inadmissible, Très Saint-Père, on veut nous faire étudier des schémas qui n’ont pas eu la majorité » et ils obtinrent gain de cause : l’immense travail accompli fut envoyé aux oubliettes, l’assemblée se retrouva les mains vides, sans aucune préparation. Quel président de conseil d’administration, si petite que soit sa société, accepterait de siéger sans ordre du jour, sans dossiers ? C’est pourtant ainsi que le concile a commencé.
Puis il y eut l’affaire des commissions conciliaires qu’il fallait nommer. Problème ardu : imaginez des évêques arrivant de tous les pays du monde et se trouvant brusquement dans l’aula. Pour la plupart, ils ne se connaissaient pas, ils connaissaient trois ou quatre collègues et quelques autres de réputations sur les 2400 qui étaient là. Comment pouvaient-ils savoir quels pères étaient le plus aptes à faire partie de la commission du sacerdoce, de la liturgie, du droit canon, etc. ?
Très légitimement le cardinal Ottaviani fit passer à tous la liste des membres des commissions préconciliaires, des gens qui, par conséquent, avaient été choisis par le Saint-Siège et avaient déjà travaillé sur les sujets dont l’on devait débattre. Cela pouvait aider à choisir, sans qu’il y eût aucune obligation et il était certes souhaitable que quelques-uns de ces hommes expérimentés figurent dans les commissions. Mais alors un cri s’est élevé ; je n’ai pas besoin de rappeler le nom du prince de l’Eglise qui s’est dressé et a tenu le discours suivant : « C’est une pression intolérable qui est exercée sur le concile en fournissant des noms. Il faut laisser leur liberté aux pères conciliaires. Encore une fois, la Curie romaine cherche à placer ses membres. » Un peu pris d’épouvante devant cette brutale intervention, on a levé la séance et, l’après-midi, le secrétaire, Mgr Felici, a annoncé : « Le Saint-Père reconnaît qu’il vaut peut-être mieux que ce soient les conférences épiscopales qui se réunissent et donnent des listes. » Les conférences épiscopales étaient à cette époque encore embryonnaires ; elles ont dressé tant bien que mal les listes qu’on leur demandait, sans d’ailleurs avoir pu se réunir comme il aurait fallu, car il ne leur était laissé que vingt-quatre heures.
Mais ceux qui avaient ourdi ce petit coup d’Etat en avaient, eux, de toutes prêtes, avec des individus bien choisis dans divers pays. Ils purent devancer les conférences et de fait obtinrent une grande majorité. Le résultat fut que les commissions étaient formées de membres appartenant pour les deux tiers à la fraction progressiste, le troisième tiers étant nommé par le pape.
Il sortit assez rapidement des schémas nouveaux, d’une orientation tout à fait différente des premiers. J’aimerais un jour publier les uns et les autres pour que l’on puisse faire la comparaison et constater quelle était la doctrine de l’Eglise au jour qui précéda le concile.
Celui qui a quelque expérience des assemblées civiles ou cléricales comprendra dans quelle situation se trouvaient les pères. Ces nouveaux schémas, on pouvait bien en modifier quelques phrases, quelques propositions à coups d’amendements ; on ne pouvait en changer l’essentiel. Les conséquences seront lourdes. Un texte biaisé à l’origine ne se corrige jamais entièrement, il garde la marque de son rédacteur et de la pensée qui l’inspire. Le concile, dès ce moment, était orienté.
Un troisième élément contribua à le diriger dans le sens libéral. À la place des dix présidents du concile qu’avait nommés Jean XXIII, le pape Paul VI institua pour les deux dernières sessions quatre modérateurs, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne furent pas choisis parmi les plus mesurés des cardinaux. Leur influence fut déterminante sur la masse des pères conciliaires.
Les libéraux formaient une minorité, mais une minorité agissante, organisée, appuyée par une pléiade de théologiens modernistes où se retrouvaient tous les noms qui n’ont cessé de faire la pluie et le beau temps : comme Leclerc, Murphy, Congar, Rahner, Küng, Schillebeeckx, Besret, Cardonnel, Chenu… Que l’on songe à la production énorme des imprimés de l’IDOC, le centre d’information hollandais subventionné par les conférences épiscopales allemande et néerlandaise, qui pressait à tout instant les pères d’agir dans le sens attendu par l’opinion internationale, créant une sorte de psychose dans ce sens : il ne fallait pas décevoir l’attente du monde, qui espérait voir l’Eglise se rallier à ses vues. Les instigateurs de ce mouvement eurent beau jeu de demander instamment l’adaptation de l’Eglise à l’homme moderne, c’est-à-dire à l’homme qui veut se libérer de tout. Ils faisaient valoir une Eglise sclérosée, inadaptée, impuissante, battaient leur coupe sur la poitrine de leurs prédécesseurs. Les catholiques étaient présentés comme aussi coupables que les protestants et les orthodoxes des divisions d’antan ; ils devaient demander pardon aux « frères séparés » présents à Rome où ceux-ci avaient été invités en grand nombre à participer aux travaux.
L’Eglise de la Tradition était coupable dans ses richesses, dans son triomphalisme, les pères du concile se sentaient coupables d’être hors du monde, de n’être pas du monde ; ils rougissaient déjà de leurs insignes épiscopaux, bientôt ils rougiraient de se montrer en soutane.
Cette ambiance de libération devait gagner bientôt tous les domaines ; l’esprit collégial allait être le manteau de Noé que l’on jette sur la honte d’exercer une autorité personnelle si contraire à la mentalité de l’homme du XXe siècle, disons : de l’homme libéral ! La liberté religieuse, l’œcuménisme, la recherche théologique, la révision du droit canon atténueraient le triomphalisme d’une Eglise qui se proclamait seule arche du salut. Comme on dit qu’il y a des « pauvres honteux », il y eut des « évêques honteux », qu’on influençait en leur donnant mauvaise conscience. C’est un procédé qui a été employé dans toutes les révolutions.
Les effets sont inscrits en maints endroits des actes du concile. Que l’on relise à cet égard le début du schéma « l’Eglise dans le monde de ce temps » sur la mutation du monde moderne, le mouvement accéléré de l’histoire, les conditions nouvelles qui affectent la vie religieuse, la prédominance des sciences et des techniques. Comment ne pas voir dans ces textes l’expression du plus pur libéralisme ?
Nous aurions pu avoir un concile splendide, en prenant comme maître sur ce sujet le pape Pie XII. Je ne pense pas qu’il y ait un problème du monde moderne, de l’actualité, qu’il n’ait tranché avec toute sa science, toute sa théologie et toute sa sainteté. Il y a donné une solution quasi définitive, ayant vraiment vu les choses sous l’angle de la foi. Mais on ne pouvait les voir ainsi, du moment que l’on refusait de faire un concile dogmatique. Vatican II est un concile pastoral ; Jean XXIII l’a dit, Paul VI l’a répété. Au cours des séances, nous avons voulu plusieurs fois faire définir des notions ; on nous a répondu : « Mais nous ne faisons pas ici de dogmatisme, nous ne faisons pas de philosophie, nous faisons de la pastorale. » Qu’est-ce que la liberté ? Qu’est-ce que la dignité humaine ? Qu’est-ce que la collégialité ? On en est réduit à analyser indéfiniment les textes pour savoir ce qu’il faut entendre par là et on ne parvient qu’à des approximations, car les termes sont ambigus. Et ce n’est pas par négligence ou par hasard ; le père Schillebeeckx l’a avoué : « Nous avons mis des termes équivoques dans le concile et nous savons ce que nous en tirerons après. » Ces gens-là savaient ce qu’ils faisaient.
Tous les autres conciles qui ont eu lieu au cours des siècles étaient dogmatiques. Tous ont combattu des erreurs. Or Dieu sait s’il y avait des erreurs à combattre en notre temps ! Un concile dogmatique aurait été des plus nécessaires. Je me souviens du cardinal Wyszinsky nous disant : « Mais faites donc un schéma sur le communisme ; s’il y a une erreur qui est grave aujourd’hui et qui menace le monde, c’est bien celle-là. Si le pape Pie XI a cru devoir faire une encyclique sur le communisme, il serait tout de même bien utile que nous, ici réunis en assemblée plénière, nous consacrions un schéma à cette question. »
Le communisme, la plus monstrueuse erreur jamais sortie de l’esprit de Satan, a ses entrées officielles au Vatican, sa révolution mondiale est singulièrement facilitée par la non-résistance officielle de l’Eglise et même par les soutiens fréquents qu’il y trouve, malgré les avertissements désespérés des cardinaux qui ont subi les geôles des pays de l’Est. Le refus de ce concile pastoral de le condamner solennellement suffit à lui seul pour le couvrir de honte devant toute l’histoire, quand on songe aux dizaines de millions de martyrs, aux chrétiens et aux dissidents dépersonnalisés scientifiquement dans les hôpitaux psychiatriques, utilisés comme cobayes pour les expériences. Et le concile pastoral s’est tu. Nous avions obtenu quatre cent cinquante signatures d’évêques en faveur d’une déclaration contre le communisme. Elles ont été oubliées dans un tiroir… Lorsque le rapporteur de Gaudium et Spes a répondu à nos questions, il nous a dit : « Il y a eu deux pétitions pour demander une condamnation du communisme. – Deux ? nous sommes-nous écriés. Il y en a eu plus de quatre cents. – Tiens, je ne suis pas au courant. » Recherches faites, on les a bien retrouvées, mais trop tard.
Ces faits-là, je les ai vécus. C’est moi qui avais porté les signatures à Mgr Felici, secrétaire du concile, en compagnie de Mgr de Proença Sigaud, archevêque de Diamantina, et je suis obligé de dire qu’il s’est passé des choses à véritablement parler inadmissibles. Je ne le fais pas pour condamner le concile et je n’ignore pas que cela entre pour beaucoup dans la perplexité de nombre de catholiques. Car enfin, pensent-ils, le concile est quand même inspiré par le Saint-Esprit !
Pas nécessairement. Un concile pastoral, non dogmatique, c’est une prédication, qui de soi n’engage pas l’infaillibilité. Lorsque nous avons demandé à Mgr Felici, à la fin des sessions : « Ne pourriez-vous pas nous donner ce que les théologiens appellent la note du concile ? », il a répondu : « Il faut distinguer suivant les schémas, les chapitres, ceux qui ont déjà fait l’objet de définitions dogmatiques dans le passé ; quant aux déclarations qui ont un caractère de nouveauté, il faut faire des réserves. »
Donc, Vatican II n’est pas un concile comme les autres et c’est pourquoi nous avons le droit de le juger, avec prudence et réserve. J’accepte dans ce concile et dans les réformes tout ce qui est en pleine concordance avec la Tradition. L’œuvre que j’ai fondée le prouve amplement. Nos séminaires, en particulier, répondent parfaitement aux désirs exprimés par le concile et à la Ratio fundamentalis de la Sacrée Congrégation pour l’enseignement catholique.
Mais il est impossible de prétendre que seules les applications postconciliaires sont mauvaises. Les rébellions de clercs, les contestations de l’autorité pontificale, toutes les extravagances de la liturgie et de la nouvelle théologie, la désertification des églises n’auraient donc rien à voir, comme on l’a encore affirmé tout récemment, avec le concile ? Allons donc ! Elles en sont les fruits.
Je comprends, disant cela, que je ne fais qu’augmenter, lecteurs inquiets, votre perplexité. Et pourtant, dans ce tumulte a brillé une lumière propre à réduire à néant les efforts du monde pour venir à bout de l’Eglise du Christ : le Saint-Père a proclamé le 30 juin 1968 sa profession de foi. C’est un acte qui, du point de vue dogmatique, est plus important que tout le concile.
Ce Credo, rédigé par le successeur de Pierre pour affirmer la foi de Pierre, a revêtu une solennité absolument extraordinaire. Lorsqu’il s’est levé pour le prononcer, les cardinaux se sont levés aussi et toute la foule a voulu les imiter, mais il a fait rasseoir tout le monde ; il voulait être seul, en tant que Vicaire du Christ, à proclamer son Credo et il l’a fait avec les paroles les plus solennelles, au nom de la Sainte Trinité, devant les saints anges, devant toute l’Eglise. Par conséquent, il a posé un acte qui engage la foi de l’Eglise.
Nous avons ainsi cette consolation et cette confiance de sentir que le Saint-Esprit ne nous a pas abandonnés. On peut dire que l’arche de la foi, prenant son point d’appui sur le concile Vatican I, retrouve un nouveau point d’appui sur la profession de foi de Paul VI.
- R.P. Ulisse Floridi, Moscou et le Vatican, Ed. France-Empire. [^6]
- Demain la liturgie, Ed. du Cerf. [^7]
- Le Catholicisme libéral, 1969. [^8]
- Un évêque parle, Ed. Dominique Martin Morin. [^9]
XV. Le dialogue ou le mariage de l'Eglise et de la Révolution
À l’origine de la révolution, qui est « la haine de tout ordre que l’homme n’a pas établi et dans lequel il n’est pas roi et Dieu tout ensemble », on trouve l’orgueil, qui avait déjà été la cause du péché d’Adam. La révolution dans l’Eglise s’explique par l’orgueil de nos temps modernes, qui se croient des temps nouveaux, des temps où l’homme enfin « a compris par lui-même sa dignité », où il a pris une plus grande conscience de lui-même « à tel point qu’on peut parler de métamorphose sociale et culturelle dont les effets se répercutent sur la vie religieuse… Le mouvement même de l’histoire devient si rapide que chacun a peine à le suivre… Bref, le genre humain passe d’une notion plutôt statique de l’ordre des choses à une conception plus dynamique et évolutive : de là naît, immense, une problématique nouvelle, qui provoque à de nouvelles analyses et à de nouvelles synthèses ». Ces phrases émerveillées figurant, avec beaucoup d’autres semblables, dans l’exposé préliminaire de la constitution « L’Eglise dans le monde de ce temps », augurent mal du retour à l’esprit évangélique ; on le voit difficilement survivre à tant de mouvement et de transformations.
Et comment comprendre ceci : « Une société de type industriel s’étend peu à peu, transformant radicalement les conceptions de la vie en société » sinon que l’on donne pour certain ce que l’on souhaite voir se produire : une conception de la société qui n’aura rien à voir avec la conception chrétienne selon la doctrine sociale de l’Eglise ? De telles prémisses ne sauraient que conduire à un nouvel Evangile, à une nouvelle religion. La voici : « Qu’ils vivent donc (les croyants) en très étroite union avec les autres hommes de leur temps, et qu’ils s’efforcent de comprendre à fond leurs façons de penser et de sentir, telles qu’elles s’expriment dans la culture. Qu’ils marient la connaissance des sciences et des théories nouvelles, comme les découvertes les plus récentes, avec les mœurs et l’enseignement de la doctrine chrétienne, pour que le sens religieux et la rectitude morale marchent de pair chez eux avec la connaissance scientifique et les incessants progrès techniques ; ils pourront ainsi apprécier et interpréter toutes choses avec une sensibilité authentiquement chrétienne » (Gaudium et Spes, 62-6). Singuliers conseils, alors que l’Evangile nous demande d’éviter les doctrines perverses ! Et que l’on ne dise pas qu’on peut les entendre de deux façons : la catéchèse actuelle les entend comme le voulait Schillebeeckx : elle conseille aux enfants de se mettre à l’écoute des athées, parce que ceux-ci ont beaucoup à lui apprendre et que du reste, pour ne pas croire en Dieu, ils ont leurs raisons, qu’il est fructueux de connaître. On peut aussi dire que la première phrase du chapitre premier : « Croyants et incroyants sont généralement d’accord sur ce point que tout sur la terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet », s’explique dans le sens chrétien par ce qui suit. Elle n’en a pas moins une signification en elle-même, celle que précisément on voit mettre en œuvre partout dans l’Eglise postconciliaire, sous la forme d’un salut réduit à l’épanouissement économique et social de l’humanité.
Pour ma part, je pense que les croyants qui admettront cette proposition comme base commune dans un dialogue avec les incroyants, et qui marieront les théories nouvelles avec la doctrine chrétienne, y perdront la foi, ni plus ni moins. La règle d’or de l’Eglise est inversée par l’orgueil des hommes de notre temps ; on n’est plus à l’écoute de la parole toujours vivante et féconde du Christ, mais à celle du monde. Cet aggiornamento se condamne lui-même. La racine du désordre actuel est dans cet esprit moderne ou plutôt moderniste, qui refuse de reconnaître le Credo, les commandements de Dieu et de l’Eglise, les sacrements, la morale chrétienne comme la seule source de renouveau pour tous les temps jusqu’à la fin du monde. Éblouis par « les progrès de la technique qui vont jusqu’à transformer la face de la terre et, déjà, se lancent à la conquête de l’espace » (Gaudium et Spes, 5-1), les hommes d’Eglise, qu’il ne faut pas confondre avec l’Eglise, semblent considérer que Notre-Seigneur ne pouvait pas prévoir l’évolution technologique de notre époque et que, par conséquent, son message n’y est pas adapté.
Le rêve des libéraux depuis un siècle et demi consiste à marier l’Eglise et la révolution. Pendant un siècle et demi aussi, les Souverains Pontifes ont condamné ce catholicisme libéral ; citons, parmi les documents les plus importants : la bulle Auctorem fidei de Pie VI, contre le concile de Pistoie, l’encyclique Mirari vos de Grégoire XVI, contre Lamennais, l’encyclique Quanta cura et le Syllabus de Pie IX, l’encyclique Immortale Dei de Léon XIII, contre le droit nouveau, les Actes de saint Pie X contre le Sillon et le modernisme et spécialement le décret Lamentabili, l’encyclique Divini Redemptoris de Pie XI, contre le communisme, l’encyclique Humani generis du pape Pie XII.
Tous les papes ont refusé le mariage de l’Eglise avec la révolution, qui est une union adultère et d’une union adultère ne peuvent venir que des bâtards. Le rite de la messe nouvelle est un rite bâtard, les sacrements sont des sacrements bâtards, nous ne savons plus si ce sont des sacrements qui donnent la grâce ou qui ne la donnent pas. Les prêtres qui sortent des séminaires sont des prêtres bâtards, ils ne savent pas ce qu’ils sont ; ils ne savent pas qu’ils sont faits pour monter à l’autel, offrir le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ et donner Jésus-Christ aux âmes.
Au nom de la révolution, des prêtres ont été envoyés sur l’échafaud, des religieuses ont été persécutées et assassinées. Souvenez-vous des pontons de Nantes qui étaient coulés au large après qu’on y avait entassé tous les prêtres fidèles. Eh bien, ce qu’a fait la Révolution n’est rien à côté des œuvres de Vatican II, car il eût mieux valu que les vingt ou trente mille prêtres qui ont abandonné leur sacerdoce et leur serment fait devant Dieu eussent été martyrisés, fussent montés à l’échafaud : ils y auraient au moins sauvé leur âme et maintenant, ils risquent de la perdre.
On nous dit que parmi ces pauvres prêtres mariés, beaucoup déjà ont divorcé, beaucoup ont introduit des demandes en nullité de mariage à Rome. Appellera-t-on cela de bons fruits du concile ? Vingt mille religieuses, aux Etats-Unis, combien d’autres dans les autres pays, ont rompu les vœux perpétuels qui les unissaient à Jésus-Christ, pour courir elles aussi au mariage. Si elles étaient montées à l’échafaud, elles auraient au moins témoigné de leur foi. Le sang des martyrs est une semence de chrétiens, mais les prêtres ou les simples fidèles qui se rallient à l’esprit du monde ne font lever aucune moisson. C’est la plus grande victoire du diable d’avoir entrepris de détruire l’Eglise sans faire de martyrs.
L’union adultère de l’Eglise et de la révolution se concrétise par le dialogue. Notre-Seigneur a dit : « Allez, enseignez les nations, convertissez-les », mais il n’a pas dit : « Dialoguez avec elles sans essayer de les convertir. » L’erreur et la vérité ne sont pas compatibles, dialoguer avec l’erreur, c’est mettre Dieu et le démon sur le même pied. Voilà ce qu’ont toujours répété les papes, et que comprenaient aisément les chrétiens, car c’est aussi une question de sens commun. Pour imposer une attitude et des réflexes différents, il a été nécessaire d’agir sur les cerveaux, de manière à rendre modernistes les clercs appelés à répandre la doctrine nouvelle. C’est ce qu’on appelle le recyclage, procédé de conditionnement destiné à remodeler l’instrument même que Dieu a donné à l’homme pour conduire son jugement.
J’ai été témoin d’une opération de ce genre dans la congrégation qui est la mienne et dont j’ai été un temps supérieur général. Ce qu’on exige en premier du sujet est qu’il « avoue le changement » : le concile a opéré des changements, donc il faut que nous changions nous-mêmes. Changement en profondeur, puisqu’il s’agit d’adapter les facultés de raisonnement pour les faire coïncider avec des idées fabriquées arbitrairement. Nous pouvons lire dans un fascicule édité par le bureau de l’archevêché de Paris, La Foi mot à mot : « La deuxième opération, plus délicate, consiste à repérer les manières différentes qu’ont les chrétiens d’apprécier, dans ces divers changements, le fait même du changement. Ce repérage importe beaucoup, parce que les oppositions actuelles concernent bien plus les attitudes spontanées et inconscientes devant le changement que l’enjeu précis de chaque changement. « Deux attitudes typiques se dessinent, semble-t-il, à condition de ne pas négliger pour autant tous les intermédiaires possibles. Selon la première, on concède un certain nombre de nouveautés, après avoir vérifié qu’elles s’imposent l’une après l’autre. C’est le cas de beaucoup de chrétiens, de beaucoup de catholiques, qui cèdent de degré en degré. « Selon la deuxième, on consent à un renouvellement d’ensemble des formes de la foi chrétienne à l’orée d’un âge culturel inédit. Quitte à s’assurer sans cesse de la fidélité à la foi des Apôtres. » Cette précaution oratoire est bien dans la tradition des modernistes ; ils protestent toujours de leurs sentiments orthodoxes et rassurent, par une petite phrase, les âmes qui seraient effrayées par des perspectives comme « le renouvellement d’ensemble des formes de la foi chrétienne à l’orée d’un âge culturel inédit », mais il est déjà bien tard, quand on s’est prêté à ces manipulations, et il sera bien temps de s’occuper de la foi des Apôtres quand on aura démoli complètement la foi !
Une troisième opération devient nécessaire dans le cas où l’on retient le deuxième diagnostic : « Le chrétien ne peut pas ne pas y pressentir un risque redoutable pour la foi. Ne va-t-elle pas disparaître purement et simplement, en même temps que la problématique qui l’avait apportée jusque-là ? Il demande donc une assurance fondamentale qui lui permette de dépasser les premières attitudes stériles. »
Tous les degrés de résistance sont donc prévus. Quelle « assurance fondamentale » donne-t-on in fine au néophyte ? L’Esprit-Saint. « L’Esprit-Saint est précisément celui qui assiste les croyants dans le mouvement de l’histoire. »
Le but est atteint : il n’y a plus de magistère, plus de dogme, plus de hiérarchie, plus d’Ecriture sainte même, en tant que texte inspiré et historiquement certain : les chrétiens sont directement inspirés par le Saint-Esprit. Alors l’Eglise s’effondre, le chrétien recyclé est livré à toutes les influences, docile à tous les slogans, on peut le mener où l’on veut, se raccrochant, s’il cherche une assurance, à cette affirmation : « Vatican II présente assurément de nombreux indices d’un changement de problématique. »
« La cause prochaine et immédiate (du modernisme), écrit Pie X dans l’encyclique Pascendi, réside dans une perversion de l’esprit. » Le recyclage crée une telle perversion chez ceux qui ne l’avaient pas. Et le saint Pontife cite cette remarque de son prédécesseur Grégoire XVI : « C’est un spectacle lamentable que de voir jusqu’où vont les divagations de l’humaine raison, dès que l’on cède à l’esprit de nouveauté ; que, contrairement à l’avertissement de l’Apôtre, l’on prétend à savoir plus qu’il ne faut savoir et que, se fiant trop à soi-même, l’on pense pouvoir chercher la vérité hors de l’Eglise, en qui elle se trouve sans l’ombre la plus légère d’erreur » [^10].
XVI. La foi subjective des modernistes
Dans le vocabulaire entièrement renouvelé des hommes d’Eglise, quelques mots ont survécu. Foi est l’un d’eux. Mais il est employé dans les acceptions les plus diverses. Or il existe une définition de la foi, on ne peut pas la changer. C’est à celle-ci que doit se référer le catholique quand il n’entend plus rien au discours embrouillé et prétentieux qu’on lui tient.
La foi est l’adhésion de l’intelligence à la vérité révélée par le Verbe de Dieu. Nous croyons à une vérité qui vient du dehors et qui n’est pas, en quelque sorte, sécrétée par notre esprit. Nous y croyons à cause de l’autorité de Dieu qui nous la révèle. Il ne faut pas chercher ailleurs. Cette foi-là, personne n’a le droit de nous la prendre pour la remplacer par une autre. Nous voyons resurgir une définition moderniste de la foi, déjà condamnée par Pie X il y a quatre-vingts ans, et selon laquelle elle serait un sentiment intérieur : l’explication de la religion, il ne faudrait pas la chercher hors de l’homme : « C’est donc dans l’homme même qu’elle se trouve et, comme la religion est une forme de vie, dans la vie même de l’homme. » Elle serait quelque chose de purement subjectif, une adhésion de l’âme à Dieu, lui-même inaccessible à notre intelligence, chacun pour soi, chacun dans sa conscience.
Le modernisme n’est pas une invention récente, il ne l’était déjà pas en 1907, date de la fameuse encyclique ; c’est l’esprit perpétuel de la Révolution, qui veut nous enfermer dans notre humanité et mettre Dieu hors la loi. Sa fausse définition ne cherche qu’à corrompre l’autorité de Dieu et l’autorité de l’Eglise.
La foi nous vient de l’extérieur, nous sommes obligés de nous y soumettre. « Celui qui croit sera sauvé, celui qui ne croit pas sera condamné », c’est Notre-Seigneur qui l’affirme.
Lorsque je suis allé voir le pape en 1976, il m’a, à mon immense surprise, reproché de faire prêter à mes séminaristes un serment contre lui. J’ai eu peine à comprendre d’où cela pouvait venir, car quelqu’un lui avait de toute évidence soufflé cette idée, dans l’intention de me nuire. Puis la lumière s’est faite dans mon esprit : on avait malignement interprété dans ce sens le serment antimoderniste que jusqu’ici tout prêtre était tenu de réciter solennellement avant son ordination et tout dignitaire ecclésiastique au moment de recevoir sa charge. S.S. Paul VI l’avait lui-même prêté plus d’une fois dans sa vie. Or voici ce qu’on trouve dans ce serment : « Je tiens très certainement et je professe sincèrement que la foi n’est pas un sentiment religieux aveugle, qui émerge des ténèbres du subconscient sous la pression du cœur et l’inclination de la volonté moralement informée. Mais qu’elle est un véritable assentiment de l’intelligence à la vérité reçue du dehors, par laquelle nous croyons vrai, à cause de l’autorité de Dieu, tout ce qui a été dit, attesté et révélé par Dieu personnel, notre créateur et notre maître. »
Le serment antimoderniste n’est plus exigé pour devenir prêtre ou évêque ; s’il l’était, il y aurait encore moins d’ordinations qu’il n’y en a. En effet le concept de foi est faussé et beaucoup de personnes, sans penser à mal, se laissent influencer par le modernisme. C’est pourquoi elles acceptent de croire que toutes les religions sauvent : si chacun a une foi selon sa conscience, si c’est la conscience qui produit la foi, il n’y a plus de raison de penser qu’une foi sauve mieux qu’une autre, pourvu que la conscience soit orientée vers Dieu. On lit des affirmations comme celle-ci dans un document venant de la commission de catéchèse de l’épiscopat français : « La vérité n’est pas quelque chose de reçu, de tout fait, mais quelque chose qui se fait. »
La différence d’optique est totale. On nous dit que l’homme ne reçoit pas la vérité, mais qu’il la construit. Or nous savons – et notre intelligence elle-même nous le confirme – que la vérité ne se crée pas, ce n’est pas nous qui la créons. Mais comment se défendre contre ces doctrines perverses qui ruinent la religion, d’autant que ces « diseurs de nouveautés » se trouvent dans le sein même de l’Eglise ? Ils ont été, Dieu merci, démasqués dès le début du siècle d’une façon qui permet de les reconnaître aisément. Ne pensons pas qu’il s’agisse d’un phénomène ancien intéressant les seuls historiens ecclésiastiques : Pascendi est un texte qu’on croirait écrit aujourd’hui, il est d’une actualité extraordinaire et dépeint, avec une fraîcheur que l’on ne saurait trop admirer, ces ennemis de l’intérieur.
Les voici « courts de philosophie et de théologie sérieuses, se posant, au mépris de toute modestie, en rénovateurs de l’Eglise, … contempteurs de toute autorité, impatients de tout frein. » « Leur tactique est de ne jamais exposer leurs doctrines méthodiquement et dans leur ensemble, mais de les fragmenter en quelque sorte, de les éparpiller çà et là, ce qui prête à les faire juger ondoyants et indécis, quand leurs idées, au contraire, sont parfaitement arrêtées et consistantes… Telle page de leur ouvrage pourrait être signée par un catholique ; tournez la page, vous croyez lire un rationaliste… Réprimandés et condamnés, ils vont leur route, dissimulant sous des dehors menteurs de soumission une audace sans bornes… Quelqu’un a-t-il le malheur de critiquer l’une ou l’autre de leurs nouveautés, pour monstrueuse qu’elle soit, en rangs serrés ils fondent sur lui ; qui la nie est traité d’ignorant, qui l’embrasse et la défend est porté aux nues… Un ouvrage paraît, respirant la nouveauté par tous ses pores, ils l’accueillent avec des applaudissements et des cris d’admiration. Plus un auteur aura apporté d’audace à battre en brèche l’antiquité, à saper la Tradition et le magistère ecclésiastiques et plus il sera savant. Enfin, s’il arrive que l’un d’entre eux soit frappé des condamnations de l’Eglise, les autres aussitôt de se presser autour de lui, de le combler d’éloges publics, de le vénérer presque comme un martyr de la vérité. »
Tous ces traits correspondent si bien à ce que nous voyons qu’on les croirait relevés tout récemment. En 1980, après la condamnation de Hans Küng, un groupe de chrétiens procédait devant la cathédrale de Cologne à un « autodafé » en guise de protestation contre la décision du Saint-Siège de retirer au théologien suisse sa mission canonique ; un bûcher était dressé, sur lequel ils jetèrent un mannequin et des ouvrages de Küng « afin de symboliser l’interdiction d’une pensée courageuse et honnête » (Le Monde). Peu avant, les sanctions contre le P. Pohier avaient provoqué d’autres levées de boucliers : 300 dominicains et dominicaines adressaient une lettre publique de protestation contre ces sanctions ; une vingtaine de personnalités signaient un autre texte ; l’abbaye de Boquen, la chapelle de Montparnasse et d’autres groupes d’avant-garde venaient à la rescousse. La seule nouveauté par rapport à la description de saint Pie X est qu’ils ne se dissimulent plus sous des dehors menteurs de soumission ; ils ont pris de l’assurance, ils ont trop d’appuis dans l’Eglise pour se cacher encore. Le modernisme n’est pas mort, il a au contraire progressé et il s’affiche.
Continuons de lire Pascendi : « Après cela, il n’y a pas lieu de s’étonner si les modernistes poursuivent de toute leur malveillance, de toute leur acrimonie, les catholiques qui luttent vigoureusement pour l’Eglise. Il n’est sorte d’injures qu’ils ne vomissent contre eux. S’agit-il d’un adversaire que son érudition et sa vigueur d’esprit rendent redoutable : ils chercheront à le réduire à l’impuissance en organisant autour de lui la conspiration du silence. » C’est le cas aujourd’hui des prêtres traditionalistes pourchassés, persécutés, des écrivains religieux et laïcs dont la presse aux mains des progressistes ne dit jamais un mot. Des mouvements de jeunesse aussi, tenus à l’écart parce qu’ils restent fidèles et dont les édifiantes activités, pèlerinages ou autres, demeurent inconnues du public qui pourrait y trouver pourtant un réconfort. « S’ils écrivent l’histoire, ils recherchent avec curiosité et publient au grand jour, sous couleur de dire toute la vérité et avec une sorte de plaisir mal dissimulé, tout ce qui leur paraît faire tache dans l’histoire de l’Eglise. Dominés par de certains a priori, ils détruisent, autant qu’ils le peuvent, les pieuses traditions populaires. Ils tournent en ridicule certaines reliques fort vénérables par leur antiquité. Ils sont enfin possédés du vain désir de faire parler d’eux ; ce qui n’arriverait pas, ils le comprennent bien, s’ils disaient comme on a toujours dit jusqu’ici. »
Quant à leur doctrine, elle repose sur les quelques points suivants, que l’on n’aura pas de peine à reconnaître dans les courants actuels : « La raison humaine n’est pas capable de s’élever jusqu’à Dieu, non, pas même pour en connaître, par le moyen des créatures, l’existence. » Toute révélation extérieure étant impossible, l’homme cherchera en lui-même la satisfaction du besoin du divin qu’il ressent et dont les racines se trouvent dans son subconscient. Ce besoin du divin suscite dans l’âme un sentiment particulier « qui unit en quelque façon l’homme avec Dieu ». Telle est la foi pour les modernistes. Dieu est ainsi créé dans l’âme et c’est la révélation.
Du sentiment religieux, on passe au domaine de l’intelligence, qui va élaborer le dogme : l’homme doit penser sa foi, c’est un besoin pour lui, puisqu’il est doué d’intelligence. Il crée des formules, qui ne contiennent pas la vérité absolue mais des images de la vérité, des symboles. Ces formules dogmatiques sont, en conséquence, soumises au changement, elles évoluent. « Ainsi est ouverte la voie à la variation substantielle des dogmes. » Les formules ne sont pas de simples spéculations théologiques, elles doivent être vivantes pour être véritablement religieuses. Le sentiment doit se les assimiler « vitalement ».
On parle aujourd’hui du « vécu de la foi ». « Afin qu’elles soient et restent vivantes, continue Pie X, ces formules doivent rester assorties au croyant et à sa foi. Le jour où cette adaptation viendrait à cesser, ce jour-là elles se videraient du même coup de leur contenu primitif : il n’y aurait pas d’autre parti à prendre que de les changer. Etant donné le caractère si précaire et si instable des formules dogmatiques, on comprend à merveille que les modernistes les aient en si mince estime, s’ils ne les méprisent pas ouvertement. Le sentiment religieux, la vie religieuse, c’est ce qu’ils ont toujours aux lèvres. » Dans les homélies, les conférences, les catéchismes, on fait la chasse aux « formules toutes faites ».
Le croyant fait son expérience personnelle de la foi, puis il la communique à d’autres par la prédication, c’est ainsi que l’expérience religieuse se propage. « Quand la foi est devenue commune ou, comme on dit, collective » on éprouve le besoin de s’organiser en société pour conserver et accroître le trésor commun. D’où la fondation d’une Eglise. L’Eglise est « le fruit de la conscience collective, autrement dit de la collection des consciences individuelles : consciences qui dérivent d’un premier croyant – pour les catholiques, de Jésus-Christ. »
Et l’histoire de l’Eglise s’écrit comme suit : au début, quand on croyait encore que l’autorité de l’Eglise venait de Dieu, on l’avait conçue comme autocratique. « Mais on en est bien revenu aujourd’hui. De même que l’Eglise est une émanation vitale de la conscience collective, de même, à son tour, l’autorité est un produit vital de l’Eglise. » Alors, il faut que le pouvoir change de mains et vienne de la base. La conscience politique a créé le régime populaire, il doit en être de même dans l’Eglise : « Si l’autorité ecclésiastique ne veut pas, au plus intime des consciences, provoquer et fomenter un conflit, à elle de se plier aux formes démocratiques. »
Vous comprenez maintenant, catholiques perplexes, où le cardinal Suenens et tous les théologiens tapageurs ont été chercher leurs idées. La crise postconciliaire est en parfaite continuité avec celle qui a agité la fin du siècle dernier et le début de celui-ci. Vous comprenez aussi pourquoi, dans les livres de catéchisme que vos enfants rapportent à la maison, tout commence aux premières communautés qui se sont formées après la Pentecôte, lorsque les disciples ont ressenti le besoin du divin à la faveur du choc provoqué par Jésus, et ont vécu ensemble « une expérience originale ». Vous pouvez vous expliquer l’absence des dogmes, la Sainte Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, l’Assomption, etc., dans ces mêmes livres et dans les sermons. Le Texte de référence élaboré pour la catéchèse par l’épiscopat français s’étend sur la création de groupes, qui seront des « mini-Eglises » destinées à recomposer l’Eglise de demain selon le processus que les modernistes ont cru lire dans la naissance de l’Eglise des Apôtres : « Dans le groupe de catéchèse, animateurs, parents et enfants apportent leur expérience de vie, leurs aspirations profondes, des images religieuses, une certaine connaissance des choses de la foi. Il s’ensuit une confrontation qui est condition de vérité, dans la mesure où elle met en mouvement les désirs profonds des personnes et les engage réellement vers les transformations inévitables que manifeste tout contact avec l’Evangile. Des blocages sont possibles. C’est au terme d’une rupture, d’une conversion, d’une certaine mort que peut par grâce s’effectuer la confession de la foi. » [^4]
Ce sont les évêques qui mettent en application au grand jour la tactique moderniste condamnée par saint Pie X ! Tout se trouve dans ce paragraphe[^4], relisez-le avec attention : le sentiment religieux provoqué par le besoin, les aspirations profondes, la vérité prenant naissance dans la confrontation des expériences, la variation des dogmes, la rupture avec la Tradition.
Pour le modernisme, les sacrements naissent aussi d’un besoin « car, on l’a remarqué, la nécessité, le besoin, telle est, dans leur système, la grande et universelle explication ». Il faut donner à la religion un corps sensible : « Les sacrements sont (pour eux) de purs signes ou symboles, bien que doués d’efficacité. Ils les comparent à de certaines paroles dont on dit vulgairement qu’elles ont fait fortune, parce qu’elles ont la vertu de faire rayonner des idées fortes et pénétrantes qui impressionnent et remuent. Autant dire que les sacrements n’ont été institués que pour nourrir la foi : proposition condamnée par le concile de Trente. »
On retrouve cette idée dans Besret, par exemple, qui fut « expert » au concile : « Ce n’est pas le sacrement qui met l’amour de Dieu dans le monde. L’amour de Dieu est à l’œuvre dans tous les hommes. Le sacrement est le moment de sa manifestation publique dans la communauté des disciples… En disant cela, je n’entends nullement nier l’aspect efficace des signes posés. L’homme s’accomplit aussi en se disant et cela vaut dans les sacrements comme dans le reste de son activité[^5]. »
Les Livres saints ? Ils sont pour les modernistes « le recueil des expériences faites dans une religion donnée ». C’est Dieu qui parle par ces livres, mais le Dieu qui est en nous. Ce sont des livres inspirés un peu comme on parle d’inspiration poétique ; l’inspiration est assimilée au besoin intense que ressent le croyant de communiquer sa foi par écrit. La Bible est un ouvrage humain.
Dans Pierres Vivantes, on dit aux enfants que la Genèse est un « poème » écrit un jour par des croyants qui « ont réfléchi ». Ce recueil, imposé par les évêques de France à tous les élèves du catéchisme, respire le modernisme à presque toutes les pages. Dressons un petit parallèle : Saint Pie X : « C’est une loi (pour les modernistes) que la date des documents ne saurait autrement se déterminer que par la date des besoins auxquels successivement l’Eglise a été sujette. » Pierres Vivantes : « Pour aider ces communautés à vivre l’Evangile, certains Apôtres leur écrivent des lettres, que l’on appelle aussi Epîtres… Mais les Apôtres ont surtout raconté de vive voix ce que Jésus avait fait au milieu d’eux et ce qu’il leur avait dit… Plus tard quatre auteurs – Marc, Matthieu, Luc et Jean – ont mis par écrit ce que les Apôtres avaient dit », « Rédaction des Evangiles : Marc vers 70 ? Luc vers 80-90 ? Matthieu vers 80-90 ? Jean vers 95-100 ? », « Ils ont raconté les événements de la vie de Jésus, ses paroles et surtout sa mort et sa résurrection pour éclairer la foi des croyants. »
Saint Pie X : « Dans les Livres sacrés (disent-ils), il y a maints endroits, touchant à la science ou à l’histoire, où se constatent des erreurs manifestes. Mais ce n’est pas d’histoire ni de science que ces livres traitent, c’est uniquement de religion et de morale. » Pierres Vivantes : « C’est un poème (la Genèse) et non un livre de science. La science nous dit qu’il a fallu des milliards d’années pour voir apparaître la vie. » » Les Evangiles ne racontent pas le récit de la vie de Jésus comme on rapporte aujourd’hui un événement à la radio, à la télévision ou dans un journal. »
Saint Pie X : « Ils n’hésitent pas à affirmer que les livres en question, surtout le Pentateuque et les trois premiers Evangiles, se sont formés lentement d’adjonctions faites à une narration primitive fort brève : interpolations par manière d’interprétations théologiques ou allégoriques ou simplement transitions et sutures. » Pierres Vivantes : « Ce qui est écrit dans la plupart de ces livres avait d’abord été raconté oralement de père en fils. Un jour quelqu’un l’a écrit pour le transmettre à son tour et souvent ce qu’il a écrit a été réécrit par d’autres pour d’autres gens encore… 538, domination des Perses : la réflexion et les traditions deviennent livres. Esdras, vers 400, rassemble (divers livres) pour en faire la Loi ou Pentateuque. Les rouleaux des Prophètes sont composés. La réflexion des Sages aboutit à divers chefs-d’œuvre. »
Les catholiques qui s’étonnent du langage nouveau utilisé dans « l’Eglise conciliaire » ont avantage à savoir qu’il n’est pas si nouveau, que Lamennais, Fuchs, Loisy l’employaient déjà au siècle dernier, et qu’eux-mêmes n’avaient fait que ramasser toutes les erreurs qui ont pu courir au cours des siècles. La religion du Christ n’a pas changé et ne changera jamais, il ne faut pas se laisser faire.
XVII. La Tradition n'est pas dépassée
Le modernisme est bien ce qui mine l’Eglise de l’intérieur, de nos jours comme hier. Prenons encore dans l’encyclique Pascendi quelques traits correspondant à ce que nous sommes en train de vivre. « Du moment que sa fin est toute spirituelle, l’autorité religieuse doit se dépouiller de tout cet appareil extérieur, de tous ces ornements pompeux par lesquels elle se donne comme en spectacle. En quoi ils oublient que la religion, si elle appartient à l’âme proprement, n’y est pourtant pas confinée, et que l’honneur rendu à l’autorité rejaillit sur Jésus-Christ, qui l’a instituée. »
C’est sous la pression de ces « diseurs de nouveautés » que Paul VI a abandonné la tiare, que les évêques se sont dépouillés de la soutane violette et même de la soutane noire, ainsi que de leur anneau, que les prêtres se présentent en costume civil et la plupart du temps dans une mise volontairement négligée. Il n’est pas jusqu’aux réformes générales déjà mises en œuvre ou réclamées avec insistance que saint Pie X n’ait mentionnées comme étant le désir « maniaque » des modernistes réformateurs. Vous les reconnaîtrez au passage : « En ce qui regarde le culte (ils veulent) que l’on diminue le nombre des dévotions extérieures ou tout au moins qu’on en arrête l’accroissement… Que le gouvernement ecclésiastique tourne à la démocratie ; qu’une part soit donc faite dans le gouvernement au clergé inférieur et même aux laïcs ; que l’autorité soit décentralisée. Réforme des congrégations romaines, surtout de celles du Saint-Office et de l’Index… Il en est enfin qui, faisant écho à leurs maîtres protestants, désirent la suppression du célibat ecclésiastique. »
Vous voyez que les mêmes réclamations sont formulées, il n’y a aucune imagination nouvelle. Pour la pensée chrétienne et la formation des futurs prêtres, la volonté des réformistes du temps de Pie X était l’abandon de la philosophie scolastique, qui devait être reléguée « dans l’histoire de la philosophie, parmi les systèmes périmés » et ils préconisaient « que l’on enseigne aux jeunes gens la philosophie moderne, la seule vraie, la seule qui convienne à nos temps… que la théologie dite rationnelle ait pour base la philosophie moderne ; la théologie positive, pour fondement l’histoire des dogmes ». Sur ce point, les modernistes ont obtenu ce qu’ils voulaient et au-delà. Dans ce qui tient lieu de séminaire, on enseigne l’anthropologie et la psychanalyse, Marx en remplacement de saint Thomas d’Aquin. Les principes de la philosophie thomiste sont rejetés, au profit de systèmes incertains reconnaissant eux-mêmes leur inaptitude à rendre compte de l’économie de l’univers, puisqu’ils mettent en avant la philosophie de l’absurde. Un révolutionnaire de ces derniers temps, prêtre brouillon très écouté des intellectuels, qui mettait le sexe au centre de toute chose, ne craignait pas de déclarer dans des réunions publiques : « Les hypothèses des anciens dans le domaine scientifique étaient de pures âneries et c’est sur de telles âneries que saint Thomas et Origène ont appuyé leurs systèmes. » Il tombait, aussitôt après, dans l’absurdité en définissant la vie comme « un enchaînement évolutif de faits biologiques inexplicables ». Comment le sait-il, si c’est inexplicable ? Comment un prêtre, ajouterai-je, peut-il écarter la seule explication, qui est Dieu ?
Les modernistes étaient réduits à néant s’ils devaient défendre leurs élucubrations contre les principes du Docteur angélique, les notions de puissance et d’acte, d’essence, de substance et d’accidents, d’âme et de corps, etc. En éliminant ces notions, ils rendaient incompréhensible la théologie de l’Eglise et, ainsi qu’on le lit dans le Motu Proprio Doctoris Angelici, « il en résulte que les étudiants des disciplines sacrées ne perçoivent même plus la signification des mots par lesquels les dogmes que Dieu a révélés sont proposés par le magistère. » L’offensive contre la philosophie scolastique est donc nécessaire quand on veut changer le dogme, s’attaquer à la Tradition.
Mais qu’est-ce que la Tradition ? Il me semble que souvent le mot est imparfaitement compris ; on l’assimile « aux » traditions, comme il en existe dans les métiers, dans les familles, dans la vie civile : le « bouquet » fixé sur le faîte de la maison quand la dernière tuile est posée, le cordon que l’on coupe pour inaugurer un monument, etc. Ce n’est pas de cela que je parle ; la Tradition, ce ne sont pas les usages légués par le passé et gardés par fidélité à celui-ci, même en l’absence de raisons claires. La Tradition se définit comme le dépôt de la foi transmis par le magistère de siècle en siècle. Ce dépôt est celui que nous a donné la Révélation, c’est-à-dire la parole de Dieu confiée aux Apôtres et dont la translation est assurée par leurs successeurs.
Or actuellement, on veut mettre tout le monde « en recherche », comme si le Credo ne nous avait pas été donné, comme si Notre-Seigneur n’était pas venu apporter la Vérité, une fois pour toutes. Que prétend-on trouver avec toute cette recherche ? Les catholiques à qui on veut imposer des « remises en question », après leur avoir fait « évacuer leurs certitudes », doivent se souvenir de ceci : le dépôt de la Révélation a été terminé le jour de la mort du dernier Apôtre. C’est fini, on ne peut plus y toucher jusqu’à la consommation des siècles. La Révélation est irréformable. Le concile de Vatican I l’a rappelé explicitement : « La doctrine de foi que Dieu a révélée n’a pas été proposée aux intelligences comme une invention philosophique qu’elles eussent à perfectionner, mais elle a été confiée comme un dépôt divin à l’Epouse de Jésus-Christ (l’Eglise) pour être par elle fidèlement gardée et infailliblement interprétée. »
Mais, dira-t-on, le dogme faisant Marie la mère de Dieu ne remonte qu’à l’an 431, celui de la transsubstantiation à 1215, l’infaillibilité pontificale à 1870, et ainsi de suite. N’y a-t-il pas eu une évolution ? Aucunement. Les dogmes définis au cours des âges étaient contenus dans la Révélation ; l’Eglise les a simplement explicités. Quand le pape Pie XII a défini, en 1950, le dogme de l’Assomption, il a précisément dit que cette vérité de la translation au ciel de la Vierge Marie avec son corps se trouvait dans le dépôt de la Révélation, qu’elle existait déjà dans les textes qui nous ont été révélés avant la mort du dernier Apôtre. On ne peut rien apporter de nouveau en ce domaine, on ne peut ajouter un seul dogme, mais exprimer ceux qui existent d’une manière toujours plus claire, plus belle et plus grande.
Cela est tellement certain que c’est la règle à suivre pour juger des erreurs qu’on nous propose quotidiennement et les rejeter sans aucune concession. Bossuet l’écrit avec force : « Lorsqu’il s’agit d’expliquer les principes de la morale chrétienne et des dogmes essentiels de l’Eglise, tout ce qui ne paraît pas dans la Tradition de tous les siècles, et spécialement dans l’Antiquité, est dès lors non seulement suspect mais mauvais et condamnable ; et c’est le principal fondement sur lequel tous les saints Pères (de l’Eglise), et les papes plus que les autres, ont condamné de fausses doctrines, n’y ayant jamais rien de plus odieux à l’Eglise romaine que les nouveautés. »
L’argument que l’on fait valoir aux fidèles terrorisés est celui-ci : « Vous vous accrochez au passé, vous faite du passéisme, vivez avec votre temps ! » Certains, décontenancés, ne savent que répondre ; or la réplique est aisée : il n’y a ici ni passé, ni présent, ni avenir, la Vérité est de tous les temps, elle est éternelle.
Pour battre en brèche la Tradition, on lui oppose l’Ecriture sainte, à la manière protestante, en affirmant que l’Evangile est le seul livre qui compte. Mais la Tradition est antérieure à l’Evangile ! Bien que les Synoptiques aient été écrits beaucoup moins tardivement qu’on essaie de le faire croire, avant que les Quatre aient achevé leur rédaction, il s’est écoulé plusieurs années ; or l’Eglise existait déjà, la Pentecôte avait eu lieu, entraînant de nombreuses conversions, trois mille le jour même, au sortir du Cénacle. Qu’ont-ils cru à ce moment-là ? Comment s’est faite la transmission de la Révélation, sinon par tradition orale ? On ne saurait subordonner la Tradition aux Livres saints et à plus forte raison la récuser.
Mais ne croyons pas que, faisant cela, ils aient un respect illimité pour le texte inspiré. Ils contestent même qu’il le soit dans son intégralité : « Qu’est-ce qu’il y a d’inspiré dans l’Evangile ? Seulement les vérités qui sont nécessaires à notre salut. » Par conséquent, les miracles, les récits de l’enfance, les faits et gestes de Notre-Seigneur sont renvoyés dans le genre biographique plus ou moins légendaire. On s’est battu au concile sur cette phrase : « Seulement les vérités nécessaires au salut » ; il y avait des évêques pour vouloir réduire l’authenticité historique des évangiles, ce qui montre à quel point les clercs sont gangrenés par le néo-modernisme. Les catholiques ne doivent pas s’en laisser accroire : tout l’Evangile est inspiré ; ceux qui l’ont écrit avaient réellement leur intelligence sous l’influence de l’Esprit-Saint, de telle sorte que la totalité est parole de Dieu, Verbum Dei. Il n’est pas permis de choisir et de dire aujourd’hui : « Nous prenons telle partie, nous ne voulons pas de telle autre. » Choisir, c’est être hérétique, selon l’étymologie grecque du mot.
Il n’en reste pas moins que c’est la Tradition qui nous transmet l’Evangile, et il appartient à la Tradition, au magistère, de nous expliquer ce qu’il y a dans l’Evangile. Si nous n’avons personne pour nous l’interpréter, nous pouvons être plusieurs à comprendre d’une manière tout à fait opposée la même parole du Christ. On débouche alors sur le libre arbitre des protestants et sur la libre inspiration de tout ce charismatisme actuel qui nous jette dans l’aventure pure.
Tous les conciles dogmatiques nous ont donné l’expression exacte de la Tradition, l’expression exacte de ce que les Apôtres ont enseigné. C’est irréformable. On ne peut plus changer les décrets du concile de Trente, parce qu’ils sont infaillibles, écrits et donnés par un acte officiel de l’Eglise, à la différence de Vatican II, dont les propositions ne sont pas infaillibles, parce que les papes n’ont pas voulu engager leur infaillibilité. Nul ne peut donc vous dire : « Vous vous accrochez au passé, vous en êtes restés au concile de Trente. » Parce que le concile de Trente, ce n’est pas le passé ! La Tradition est revêtue d’un caractère intemporel, adapté à tous les temps et à tous les lieux.
XVIII. L'obéissance vraie
L’indiscipline est partout dans l’Eglise, des comités de prêtres envoient des sommations à leurs évêques, les évêques font fi des exhortations pontificales, les recommandations et décisions conciliaires elles-mêmes ne sont pas respectées et pourtant on n’entend jamais prononcer le mot de désobéissance, sauf pour l’appliquer aux catholiques qui veulent rester fidèles à la Tradition et tout simplement garder la foi.
L’obéissance constitue un sujet grave, rester uni au magistère de l’Eglise et particulièrement au Pontife Suprême est une des conditions du salut. Nous en avons profondément conscience et aussi personne plus que nous n’est attaché au successeur de Pierre aujourd’hui régnant, comme nous l’avons été à ses prédécesseurs, je parle ici de moi et des nombreux fidèles rejetés des églises, des prêtres obligés de célébrer la messe dans des granges ainsi que pendant la Révolution française, et à organiser des catéchismes parallèles dans les villes et les campagnes.
Nous sommes attachés au pape lorsqu’il se fait l’écho des traditions apostoliques et des enseignements de tous ses prédécesseurs. C’est la définition même du successeur de Pierre de garder ce dépôt. Pie IX nous enseigne dans Pastor æternus : « Le Saint-Esprit n’a pas en effet été promis aux successeurs de Pierre pour leur permettre de publier, d’après ses révélations, une doctrine nouvelle, mais pour garder strictement et exposer fidèlement, avec son assistance, les révélations transmises par les Apôtres, c’est-à-dire le dépôt de la foi. »
L’autorité déléguée par Notre-Seigneur au pape, aux évêques et au sacerdoce en général est au service de la foi. Se servir du droit, des institutions, de l’autorité pour anéantir la foi catholique et ne plus communiquer la vie, c’est pratiquer l’avortement ou la contraception spirituels. C’est pourquoi nous sommes soumis et prêts à accepter tout ce qui est conforme à notre foi catholique, telle qu’elle a été enseignée pendant deux mille ans, mais nous refusons tout ce qui lui est opposé.
Car enfin, un problème grave s’est posé à la conscience et à la foi de tous les catholiques pendant le pontificat de Paul VI. Comment un pape, vrai successeur de Pierre, assuré de l’assistance de l’Esprit-Saint, peut-il présider à la destruction de l’Eglise la plus profonde et la plus étendue de son histoire en l’espace de si peu de temps, ce qu’aucun hérésiarque n’a jamais réussi à faire ? À cette question il faudra bien répondre un jour.
Dans la première moitié du Ve siècle, saint Vincent de Lérins, qui fut soldat avant de se consacrer à Dieu et déclare avoir été « ballotté longtemps sur la mer du monde, avant de se cacher au port de la foi », parlait ainsi du développement du dogme : « N’y aura-t-il aucun progrès de la religion dans l’Eglise du Christ ? Il y en aura, certes, de très importants, de telle manière que ce soit un progrès de la foi et non un changement. Il importe que croissent abondamment et intensément, chez tous et chez chacun, dans les individus comme dans les Eglises, au cours des âges, l’intelligence, la science, la sagesse, pourvu que ce soit dans l’identité du dogme, d’une même pensée. » Vincent connaissait le choc des hérésies, il donne une règle de conduite toujours bonne après quinze cents ans : « Que fera donc le chrétien catholique si quelque parcelle de l’Eglise vient à se détacher de la communion, de la foi universelle ? Quel autre parti prendre, sinon préférer au membre gangrené et corrompu le corps en son ensemble qui est sain ? Et si quelque contagion nouvelle s’efforce d’empoisonner, non plus une petite partie de l’Eglise mais l’Eglise tout entière à la fois, alors encore son grand souci sera de s’attacher à l’antiquité, qui évidemment ne peut plus être séduite par aucune nouveauté mensongère. »
Dans les litanies des Rogations, l’Eglise nous fait dire : « Nous vous supplions, Seigneur, de maintenir dans votre sainte religion le Souverain Pontife et tous les ordres de la hiérarchie ecclésiastique. » Cela veut bien dire qu’un tel malheur peut arriver.
Dans l’Eglise, il n’y a aucun droit, aucune juridiction qui puisse imposer à un chrétien une diminution de sa foi. Tout fidèle peut et doit résister à quiconque touche à sa foi, appuyé sur le catéchisme de son enfance. S’il se trouve en présence d’un ordre la mettant en danger de corruption, la désobéissance est un devoir impérieux. C’est parce que nous estimons que notre foi est en danger par les réformes et les orientations postconciliaires, que nous avons le devoir de désobéir et de garder la Tradition. Ajoutons ceci : c’est le plus grand service que nous puissions rendre à l’Eglise et au successeur de Pierre que de refuser l’Eglise réformée et libérale. Jésus-Christ, Fils de Dieu fait homme, n’est ni libéral ni réformable.
J’ai entendu par deux fois des envoyés du Saint-Siège me dire : « La royauté sociale de Notre-Seigneur n’est plus possible de notre temps, il faut accepter définitivement le pluralisme des religions. » Voilà exactement ce qu’ils m’ont dit.
Eh bien, je ne suis pas de cette religion. Je n’accepte pas cette nouvelle religion. C’est une religion libérale, moderniste, qui a son culte, ses prêtres, sa foi, ses catéchismes, sa Bible œcuménique traduite en commun par des catholiques, des juifs, des protestants, des anglicans, en ménageant la chèvre et le chou, en donnant satisfaction à tout le monde c’est-à-dire en sacrifiant très souvent l’interprétation du magistère. Nous n’acceptons pas cette Bible œcuménique. Il y a la Bible de Dieu, c’est Sa Parole, que nous n’avons pas le droit de mélanger avec la parole des hommes.
Quand j’étais enfant, l’Eglise avait partout la même foi, les mêmes sacrements, le même sacrifice de la messe. Si l’on m’avait dit alors que cela changerait, je n’aurais pu y croire. Sur toute l’étendue de la chrétienté, on priait Dieu de la même façon. La nouvelle religion libérale et moderniste a semé la division.
Des chrétiens sont divisés au sein d’une même famille à cause de cette confusion qui a été instaurée, ils ne vont plus à la même messe, ils ne lisent plus les mêmes livres. Des prêtres ne savent plus que faire : ou bien ils obéissent aveuglément à ce que leurs supérieurs leur imposent et ils perdent en quelque sorte la foi de leur enfance et de leur jeunesse, ils renoncent aux promesses qu’ils ont faites au moment de leur ordination en prêtant le serment antimoderniste ; ou bien ils résistent, mais c’est avec l’impression de se séparer du pape, qui est notre père et le vicaire du Christ. Dans les deux cas, quel déchirement ! Beaucoup de prêtres sont morts prématurément de douleur.
Combien d’autres ont été contraints d’abandonner les paroisses dans lesquelles, depuis des années, il exerçaient leur ministère, en butte à une persécution ouverte de leur hiérarchie et malgré le soutien des fidèles à qui on arrachait leur pasteur ! J’ai sous les yeux les adieux émouvants de l’un d’eux à la population des deux paroisses dont il était le curé : « Dans son entretien du…, Mgr l’évêque m’a adressé un ultimatum : accepter ou refuser la nouvelle religion ; je ne pouvais m’y dérober. Donc, pour rester fidèle à l’engagement de mon sacerdoce, pour rester fidèle à l’Eglise éternelle… je fus contraint et forcé, contre mon gré, de me retirer… La simple honnêteté et surtout mon honneur sacerdotal me font une obligation d’être loyal, précisément en cette matière de gravité divine (la messe)… C’est cette preuve de fidélité et d’amour que je dois donner à Dieu et aux hommes, à vous en particulier, et c’est sur elle que je serai jugé au dernier jour, comme d’ailleurs tous ceux à qui a été confié ce même dépôt. » Dans le diocèse de Campos, au Brésil, la quasi-totalité du clergé a été chassée des églises après le départ de Mgr Castro-Mayer, pour n’avoir pas voulu abandonner la messe de toujours telle qu’ils la célébraient encore jusqu’à une date récente.
La division affecte les moindres manifestations de piété. Dans le Val-de-Marne, l’évêché a fait expulser par la police vingt-cinq catholiques qui récitaient le rosaire dans une église privée de curé attitré depuis de longues années. Dans le diocèse de Metz, l’évêque a fait intervenir le maire communiste pour que soit suspendu le prêt d’un local concédé à un groupe de traditionalistes. Au Canada, six fidèles ont été condamnés par le tribunal, que la loi de ce pays permet de saisir de cette sorte d’affaire, pour s’être obstinés à communier à genoux. L’évêque d’Antigonish les avait accusés de « perturber volontairement l’ordre et la dignité d’un service religieux ». Les « perturbateurs » ont été mis par le juge en liberté surveillée pour six mois ! De par l’évêque, défense aux chrétiens de plier le genou devant Dieu ! L’an dernier, le pèlerinage des jeunes à Chartres s’est terminé par une messe dans les jardins de la cathédrale, celle-ci étant interdite à la messe de saint Pie V. Quinze jours plus tard, les portes étaient ouvertes toutes grandes pour un concert spirituel, au cours duquel des danses ont été interprétées par une ancienne carmélite.
Deux religions s’affrontent ; nous nous trouvons dans une situation dramatique, il n’est pas possible de ne pas faire un choix, mais ce choix n’est pas entre l’obéissance et la désobéissance. Ce qu’on nous propose, à quoi on nous invite expressément, ce pour quoi on nous persécute, c’est de choisir un semblant d’obéissance. Le Saint-Père, en effet, ne peut pas nous demander d’abandonner notre foi.
Nous choisissons donc de la garder et nous ne pouvons pas nous tromper en nous attachant à ce que l’Eglise a enseigné pendant deux mille ans. La crise est profonde, savamment organisée et dirigée, à telle enseigne qu’on peut croire en vérité que le maître d’œuvre n’est pas un homme, mais Satan lui-même. Or c’est un coup magistral de Satan que d’être arrivé à faire désobéir les catholiques à toute la Tradition au nom de l’obéissance. Un exemple typique est fourni par l’aggiornamento des sociétés religieuses : par obéissance, on fait désobéir les religieux et religieuses aux lois et constitutions de leurs fondateurs, qu’ils ont juré d’observer lorsqu’ils ont fait leur profession. L’obéissance, dans ce cas, devrait être un refus catégorique. L’autorité, même légitime, ne peut commander un acte répréhensible, mauvais. Personne ne peut obliger quiconque à transformer ses vœux monastiques en simples promesses. De même que personne ne peut nous faire devenir protestants ou modernistes.
Saint Thomas d’Aquin, à qui il faut toujours se référer, va même jusqu’à se demander dans la Somme théologique si la « correction fraternelle » prescrite par Notre-Seigneur peut s’exercer à l’égard des supérieurs. Après avoir fait toutes les distinctions utiles, il répond : « On peut exercer la correction fraternelle à l’égard des supérieurs lorsqu’il s’agit de la foi. »
Si nous étions plus fermes sur ce chapitre, nous éviterions d’en venir tout doucement à assimiler les hérésies. Au début du XVIe siècle, les Anglais connurent une aventure du genre de celle que nous vivons, à cette différence qu’elle débuta par un schisme. Pour le reste, les similitudes sont étonnantes et propres à nous faire réfléchir. La nouvelle religion, qui prendra le nom d’anglicanisme, commence par l’offensive contre la messe, la confession personnelle, le célibat ecclésiastique. Henry VIII, bien qu’ayant pris l’énorme responsabilité de séparer son peuple de Rome, refuse les suggestions qui lui sont faites, mais, l’année qui suit sa mort, une ordonnance autorise l’usage de l’anglais pour la célébration de la messe. Les processions sont interdites, un nouvel ordo est imposé, l’Order of Communion, dans lequel l’offertoire n’existe plus. Pour rassurer les chrétiens, une autre ordonnance interdit toutes sortes de changements, tandis qu’une troisième permet aux curés de supprimer les statues des saints et de la Sainte Vierge dans les églises. Des œuvres d’art vénérables sont vendues chez les marchands, tout comme aujourd’hui chez les antiquaires et au marché aux puces.
Quelques évêques seulement firent remarquer que l’Order of Communion portait atteinte au dogme de la Présence réelle, en disant que Notre-Seigneur nous donne son Corps et son Sang spirituellement. Le Confiteor traduit en langage vernaculaire était récité en même temps par le célébrant et par les fidèles, il servait d’absolution. La messe était transformée en repas, « turning into a Communion ». Mais même les évêques lucides acceptèrent finalement le nouveau livre, pour maintenir la paix et l’union. C’est exactement pour les mêmes raisons que l’Eglise postconciliaire voudrait nous imposer le nouvel ordo. Les évêques anglais affirmèrent, au XVIe siècle, que la messe était un « mémorial » ! Une propagande nourrie fit passer les façons de voir luthériennes dans l’esprit des fidèles ; les prédicateurs devaient être agréés par le gouvernement.
Pendant le même temps, le pape n’est plus appelé que « l’évêque de Rome », il n’est plus le père, mais le frère des autres évêques et, dans le cas présent, le frère du roi d’Angleterre qui s’est institué chef de l’Eglise nationale. Le Prayer Book de Cranmer a été composé en mêlant des parties de la liturgie grecque et de la liturgie de Luther. Comment ne pas penser à Mgr Bugnini rédigeant la messe dite de Paul VI avec la collaboration de six « observateurs » protestants attachés ès qualités au Consilium pour la réforme de la liturgie ? Le Prayer Book commence par ces mots : « La Cène et Sainte Communion, communément appelée messe… », préfiguration du fameux article 7 de l’Institutio Generalis du Nouveau Missel, repris par le Congrès eucharistique de Lourdes en 1981 : « La Cène du Seigneur, autrement dit la messe… » La destruction du sacré dont je parlais plus haut était incluse aussi dans la réforme anglicane : les paroles du Canon devaient obligatoirement être dites à voix haute, ainsi que cela se passe dans les « Eucharisties » actuelles.
Le Prayer Book fut aussi approuvé par les évêques « pour conserver l’unité intérieure du royaume ». Les prêtres qui continuèrent à dire « l’ancienne messe » encouraient des peines allant de la perte de leurs revenus à la révocation pure et simple, en cas de récidive, et à la prison à perpétuité. Il faut reconnaître que de nos jours on ne met plus en prison les prêtres « traditionalistes ».
L’Angleterre des Tudors glissa dans l’hérésie sans bien s’en rendre compte, en acceptant le changement sous prétexte de s’adapter aux circonstances historiques du temps, ses pasteurs en tête. C’est aujourd’hui toute la chrétienté qui risque de prendre le même chemin et avez-vous pensé que si nous, qui avons un certain âge, nous courons un danger moindre, les enfants, les jeunes séminaristes formés avec les catéchismes nouveaux, la psychologie expérimentale, la sociologie, sans aucune teinture de théologie dogmatique et morale, de droit canon, d’histoire de l’Eglise, sont éduqués dans une foi qui n’est pas la vraie, trouvent normales les notions néo-protestantes qu’on leur inculque ? Qu’en sera-t-il de la religion de demain si nous ne résistons pas ?
Vous aurez la tentation de dire : « Mais que pouvons-nous y faire ? C’est un évêque qui dit ceci ou cela. Voyez, ce document vient de la commission de la catéchèse ou d’une autre commission officielle. » Alors, il ne vous reste plus qu’à perdre la foi. Mais vous n’avez pas le droit de réagir ainsi. Saint Paul nous a avertis : « Si même un ange venu du ciel venait vous dire autre chose que ce que je vous ai enseigné, ne l’écoutez pas. »
Tel est le secret de la véritable obéissance.
XIX. Ecône et Rome
Vous êtes peut-être, lecteurs perplexes, de ceux qui voient avec tristesse et angoisse le train que prennent les choses, mais pourtant craignent d’assister à une vraie messe, malgré l’envie qu’ils en ressentent, parce qu’on leur a fait croire que cette messe était interdite. Vous êtes peut-être de ceux qui ne vont plus vers les prêtres en blouson mais qui considèrent avec une certaine défiance les prêtres en soutane, comme s’ils étaient sous le coup de quelque censure ; celui qui les a ordonnés n’est-il pas un évêque suspens a divinis ? Vous avez peur de vous mettre hors de l’Eglise ; dans son principe cette crainte est louable, mais elle est mal éclairée. Je veux vous dire ce qu’il en est des sanctions qu’on a montées en épingle et dont se sont réjouis bruyamment les francs-maçons et les marxistes. Un court historique se révèle nécessaire pour que l’on comprenne bien.
Je fus envoyé au Gabon comme missionnaire, mon évêque m’a nommé aussitôt professeur au séminaire de Libreville, où j’ai formé pendant six ans des séminaristes, dont certains par la suite ont reçu la grâce de l’épiscopat. Devenu évêque à mon tour, à Dakar, il m’a semblé que mon souci principal devait être de rechercher des vocations, de former les jeunes gens qui répondaient à l’appel de Dieu et de les conduire à la prêtrise. J’ai eu la joie de conférer le sacerdoce à celui qui devait être mon successeur à Dakar, Mgr Thiandoum, et à Mgr Dionne, l’actuel archevêque de Thiès, au Sénégal.
Rentré en Europe pour assurer la charge de supérieur général des pères du Saint-Esprit, j’ai essayé de maintenir les valeurs essentielles de la formation sacerdotale. Je dois avouer que déjà à ce moment-là, au début des années 60, la pression était telle, les difficultés si considérables que je n’ai pu atteindre au résultat que je voulais ; je ne pouvais maintenir le séminaire français de Rome, placé sous l’autorité de notre congrégation, dans la bonne ligne qui était la sienne lorsque nous y étions nous-mêmes, entre 1920 et 1930. Je me suis démis en 1968 pour ne pas avaliser la réforme entreprise par le chapitre général dans un sens contraire à celui de la tradition catholique. Avant cette date déjà, je recevais de nombreux appels de familles et de prêtres me demandant vers quels lieux de formation diriger les jeunes gens désirant devenir prêtres. J’avoue que j’étais très hésitant. Déchargé de mes responsabilités et alors que je pensais me retirer, j’ai pensé à l’université de Fribourg, en Suisse, encore orientée et dirigée par la doctrine thomiste. L’évêque, Mgr Charrière, m’a reçu à bras ouverts, j’ai loué une maison et nous avons accueilli neuf séminaristes, qui prenaient les cours à l’université et menaient, le reste du temps, une véritable vie de séminaire. Ils ont très vite manifesté le désir de continuer, à l’avenir, à travailler ensemble et, après réflexion, je suis allé demander à Mgr Charrière s’il acceptait de signer un décret de fondation d’une « Fraternité ». Il en approuva les statuts et ainsi naquit, le 1er novembre 1970, la « Fraternité sacerdotale de saint Pie X ». Nous étions érigés canoniquement dans le diocèse de Fribourg.
Ces détails sont importants, vous allez le voir. Un évêque a le droit, canoniquement, d’ériger dans son diocèse des associations, que Rome reconnaît par le fait même. À tel point que si un évêque, successeur du premier, désire supprimer cette association ou cette Fraternité, il ne peut le faire sans recourir à Rome. L’autorité romaine protège ce qu’a fait le premier évêque, afin que les associations ne soient pas soumises à une précarité qui serait nuisible à leur développement. Ainsi le veut le droit de l’Eglise[^17].
La Fraternité sacerdotale de saint Pie X est par conséquent reconnue par Rome d’une façon tout à fait légale, bien qu’étant de droit diocésain et non de droit pontifical, ce qui n’est pas indispensable. Il existe des centaines de congrégations religieuses de droit diocésain qui ont des maisons dans le monde entier.
Lorsque l’Eglise accepte une fondation, une association diocésaine, elle accepte que celle-ci forme ses membres ; si c’est une congrégation religieuse, elle accepte qu’il y ait un noviciat, une maison de formation. Pour nous, ce sont nos séminaires. Le 18 février 1971, le cardinal Wright, préfet de la Congrégation du clergé, m’envoyait une lettre d’encouragement où il se montrait assuré que la Fraternité « pourrait très bien s’accorder avec la fin recherchée par le concile dans ce saint Dicastère en vue de la distribution du clergé dans le monde ». Et pourtant, en novembre 1972, on parlait à l’assemblée plénière de l’épiscopat français, à Lourdes, de « séminaire sauvage », sans qu’aucun des évêques présents, nécessairement au courant de la situation juridique du séminaire d’Ecône, ne protestât.
Pourquoi nous considérait-on comme sauvages ? Parce que nous ne donnions pas la clef de la maison aux séminaristes pour qu’ils puissent sortir tous les soirs à leur guise, parce que nous ne leur faisions pas regarder la télévision de huit à onze heures, parce qu’ils ne portaient pas le col roulé et qu’ils assistaient à la messe chaque matin au lieu de rester au lit jusqu’au premier cours.
Et pourtant, le cardinal Garrone, que j’ai rencontré à cette époque, me disait : « Vous ne dépendez pas directement de moi et je n’ai qu’une chose à vous dire : suivez la ratio fundamentalis que j’ai donnée pour la fondation des séminaires, que tous les séminaires doivent suivre. » La ratio fundamentalis prévoit que l’on fasse encore du latin au séminaire, que les études soient suivies selon la doctrine de saint Thomas. Je me suis permis de répondre : « Eminence, je crois bien que nous sommes un des seuls à la suivre. » C’est encore plus vrai aujourd’hui et la ratio fundamentalis est toujours en vigueur. Alors, que nous reproche-t-on ? Lorsqu’il a été nécessaire d’ouvrir un vrai séminaire et que j’ai loué la maison d’Ecône, ancienne maison de repos des Messieurs du Grand-Saint-Bernard, je suis allé trouver Mgr Adam, évêque de Sion, qui m’a donné son accord. Cette création n’est pas le résultat d’un projet lointain que j’aurais formé, elle s’est imposée à moi providentiellement. J’avais dit : » si l’œuvre se répand mondialement, ce sera le signe que Dieu est là. » D’année en année, le nombre des séminaristes croissait ; en 1970 il y avait 11 entrées, en 1974, 40. L’inquiétude se répandait chez les novateurs : il était évident que si nous formions des séminaristes, c’était pour les ordonner, et que les futurs prêtres seraient fidèles à la messe de l’Eglise, à la messe de la Tradition, à la messe de toujours. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison des attaques auxquelles nous étions en butte ; on ne trouverait rien d’autre. Ecône se révélait un danger pour l’Eglise néo-moderniste, il importait d’y parer avant qu’il ne fût trop tard.
C’est ainsi que, le 11 novembre 1974, arrivaient au séminaire, avec les premières neiges, deux visiteurs apostoliques envoyés par une commission nommée par le pape Paul VI et composée de trois cardinaux, Garrone, Wright et Tabera, ce dernier étant préfet de la Congrégation des religieux. Ils interrogèrent 10 professeurs et 20 des 104 élèves présents, ainsi que moi-même, et repartirent deux jours plus tard en laissant une désagréable impression : ils avaient tenu aux séminaristes des propos scandaleux, estimant normale l’ordination de gens mariés, déclarant qu’ils n’admettaient pas une Vérité immuable et émettant des doutes sur la manière traditionnelle de concevoir la Résurrection de Notre-Seigneur. Du séminaire, ils ne dirent rien et ne laissèrent aucun protocole. À la suite de quoi, indigné des propos tenus je publiai une déclaration commençant par ces phrases : « Nous adhérons de tout cœur, de toute notre âme à la Rome catholique, gardienne de la foi catholique et des traditions nécessaires au maintien de cette foi, à la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité. « Nous refusons par contre et avons toujours refusé de suivre la Rome de tendance néo-moderniste et néo-protestante qui s’est manifestée clairement dans le concile Vatican II et après le concile, dans toutes les réformes qui en sont issues. » Les termes étaient sans doute un peu vifs mais ils traduisaient et traduisent toujours ma pensée. C’est sur ce texte que la commission cardinalice décida de nous abattre, car elle ne le pouvait pas en se référant à la tenue du séminaire : les cardinaux me dirent deux mois plus tard que les visiteurs apostoliques avaient recueilli une bonne impression de leur enquête.
Elle m’invita, le 13 février suivant, à un « entretien » à Rome, pour éclaircir quelques points et j’y fus sans me douter qu’il s’agissait d’un piège. L’entretien se tourna dès le début en un interrogatoire serré de type judiciaire. Il fut suivi d’un deuxième, le 3 mars, et deux mois plus tard, la commission m’informait, « avec l’entière approbation de Sa Sainteté », des décisions qu’elle avait prises : Mgr Mamie, nouvel évêque de Fribourg, se voyait reconnaître le droit de retirer l’approbation donnée à la Fraternité par son prédécesseur. Par le fait même celle-ci, ainsi que ses fondations et notamment le séminaire d’Ecône, perdait « le droit à l’existence ».
Sans attendre notification de ces décisions, Mgr Mamie m’écrivait : « Je vous informe donc que je retire les actes et les concessions effectués par mon prédécesseur en ce qui regarde la Fraternité sacerdotale saint Pie X, particulièrement le décret d’érection du 1er novembre 1970. Cette décision est immédiatement effective. » Si vous m’avez bien suivi, vous pouvez constater que cette suppression a été faite par l’évêque de Fribourg et non par le Saint-Siège. Au titre du canon 493[^17], c’est donc une mesure nulle de plein droit par défaut de compétence. Il s’y ajoute un défaut de cause suffisante. La décision ne peut s’appuyer que sur ma déclaration du 21 novembre 1974, jugée par la commission « en tous points inacceptable », puisque aux dires de ladite commission, les résultats de la visite apostolique étaient favorables. Or ma déclaration n’a jamais fait l’objet d’une condamnation de la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi (l’ancien Saint-Office), seule habilitée à juger si elle est en opposition avec la foi catholique. Elle n’a été estimée « en tous points inacceptable » que par trois cardinaux, au cours de ce qui reste officiellement un entretien.
L’existence juridique de la commission elle-même n’a jamais été démontrée. Par quel acte pontifical a-t-elle été instituée ? À quelle date ? En quelle forme a-t-il été pris ? À qui a-t-il été notifié ? Le fait que les autorités romaines se soient refusées à le produire permet de douter de son existence. « Dans le doute de droit, la loi n’oblige pas », dit le Code de droit canon. Encore moins lorsque c’est la compétence, voire l’existence de l’autorité qui est douteuse. Les termes « avec l’entière approbation de Sa Sainteté » sont juridiquement insuffisants ; ils ne sauraient remplacer le décret qui aurait dû constituer la commission cardinalice et définir ses pouvoirs.
Autant d’irrégularités de procédure qui rendent nulle la suppression de la Fraternité. Il ne faut pas oublier non plus que l’Eglise n’est pas une société totalitaire de type nazi ou marxiste, et que le droit, même lorsqu’il est respecté – ce qui n’est pas le cas en cette affaire – ne constitue pas un absolu. Il est relatif à la vérité, à la foi, à la vie. Le droit canon est fait pour nous faire vivre spirituellement et nous conduire ainsi à la Vie éternelle. Si on emploie cette loi pour nous empêcher d’y arriver, pour faire avorter en quelque sorte notre vie spirituelle, nous sommes obligés de désobéir, exactement de la même façon que les citoyens sont obligés, dans une nation, de désobéir à la loi de l’avortement.
Pour rester sur le plan juridique, j’ai introduit deux recours successifs auprès de la Signature apostolique, qui est un peu l’équivalent de la Cour de cassation dans le droit civil. Le cardinal secrétaire d’État, Mgr Villot, a interdit à ce Tribunal suprême de l’Eglise de les recevoir, ce qui correspond à une intervention de l’exécutif dans le judiciaire.
XX. Les sanctions romaines
Un fait n’a sans doute pas manqué de vous surprendre : à aucun moment dans cette affaire il n’a été question de la messe, qui est pourtant au cœur du conflit. Ce silence forcé constitue l’aveu que le rite dit de saint Pie V reste bien autorisé.
En cette matière, les catholiques peuvent être parfaitement tranquilles : cette messe n’est pas interdite et elle ne peut pas l’être. Saint Pie V qui, répétons-le, ne l’a pas inventée, mais a « rétabli le missel conformément à la règle antique et aux rites des Saints Pères », nous donne toutes garanties dans la bulle Quo Primum, signée par lui le 14 juillet 1570 : « Nous avons décidé et déclarons que les Supérieurs, Administrateurs, Chanoines, Chapelains et autres prêtres de quelque nom qu’ils seront désignés, ou les Religieux de n’importe quel ordre, ne peuvent être tenus de célébrer la messe autrement que nous l’avons fixée, et que jamais et en aucun temps, qui que ce soit ne pourra les contraindre et les forcer à laisser ce missel ou à abroger la présente instruction ou la modifier, mais qu’elle demeurera toujours en vigueur et valide, dans toute sa force… Si cependant quelqu’un se permettait une telle altération, qu’il sache qu’il encourrait l’indignation de Dieu Tout-Puissant et de ses bienheureux Apôtres Pierre et Paul. »
À supposer que le pape puisse revenir sur cet indult perpétuel, il faudrait qu’il le fasse par un acte aussi solennel. La Constitution apostolique Missale Romanum du 3 avril 1969 autorise la messe dite de Paul VI, mais ne contient aucune interdiction expressément formulée de la messe tridentine[^19]. À tel point que le cardinal Ottaviani pouvait dire en 1971 : « Le rite tridentin de la messe n’est pas, que je sache, aboli. » Mgr Adam, qui prétendait, à l’assemblée plénière des évêques suisses, que la constitution Missale Romanum avait interdit de célébrer, sauf indult, selon le rite de saint Pie V, a dû se rétracter après avoir été prié de dire en quels termes cette interdiction aurait été prononcée.
Il en ressort que si un prêtre était censuré, voire excommunié à ce titre, la condamnation serait absolument invalide. Saint Pie V a canonisé cette sainte messe ; or un pape ne peut pas enlever une canonisation, pas plus qu’il ne peut revenir sur celle d’un saint. Nous pouvons la dire en toute tranquillité et les fidèles y assister sans la moindre arrière-pensée, sachant au surplus qu’elle est la meilleure manière d’entretenir leur foi.
Cela est si vrai que Sa Sainteté Jean-Paul II, après plusieurs années de silence sur le chapitre de la messe, a fini par desserrer le carcan imposé aux catholiques. La lettre de la Congrégation pour le Culte divin datée du 3 octobre 1984, « autorise » à nouveau le rite de saint Pie V pour les fidèles qui en feront la demande. Elle impose, certes, des conditions que nous ne pouvons accepter et, d’autre part, nous n’avions pas besoin de cet indult pour jouir d’un droit qui nous a été octroyé jusqu’à la fin des temps.
Mais ce premier geste – prions pour qu’il y en ait d’autres – lève la suspicion indûment jetée sur la messe et libère les consciences des catholiques perplexes qui hésitaient encore à y assister.
Venons-en maintenant à la suspense a divinis qui m’a frappé le 22 juillet 1976. Elle fut consécutive aux ordinations du 29 juin à Ecône ; depuis trois mois nous parvenaient de Rome des objurgations, des supplications, des ordres, des menaces, pour nous dire de cesser notre activité, de ne pas procéder à ces ordinations sacerdotales. Pendant les jours qui ont précédé, nous n’avons cessé de recevoir des messages et des envoyés ; que nous disaient-ils ? À six reprises ils m’ont demandé de rétablir des relations normales avec le Saint-Siège en acceptant le rite nouveau et en le célébrant moi-même. On est allé jusqu’à me dépêcher un monsignor qui m’a offert de concélébrer avec moi, on m’a mis en main un missel nouveau en me promettant que si je disais la messe de Paul VI le 29 juin, devant toute l’assemblée venue prier pour les nouveaux prêtres, tout serait aplani désormais entre Rome et moi.
Ce qui signifie qu’on ne m’interdisait pas de faire ces ordinations, mais qu’on voulait que ce fût selon la nouvelle liturgie. Il était clair à partir de ce moment-là que c’est sur le problème de la messe que se jouait tout le drame entre Rome et Ecône, et qu’il se joue encore.
J’ai dit, dans le sermon de la messe d’ordination : « Demain peut-être dans les journaux paraîtra notre condamnation, c’est très possible, à cause de cette ordination d’aujourd’hui ; je serai frappé d’une suspense probablement, ces jeunes prêtres seront frappés d’une irrégularité qui en principe devrait les empêcher de dire la sainte messe. C’est possible. Eh bien, je fais appel à saint Pie V. »
Certains catholiques ont pu être troublés par mon refus de cette suspense a divinis. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que tout cela forme une chaîne : pourquoi me refusait-on de faire ces ordinations ? Parce que la Fraternité était supprimée et que le séminaire aurait dû être fermé. Mais précisément, je n’avais pas accepté cette suppression, cette fermeture, parce qu’elles avaient été décidées illégalement, que les mesures prises étaient entachées de divers vices canoniques tant de forme que de fond (notamment ce que les auteurs de droit administratif appellent « détournement de pouvoirs », c’est-à-dire l’utilisation de compétences contre le but dans lequel elles doivent être exercées). Il aurait fallu que j’accepte tout depuis le début, mais je ne l’ai pas fait parce que nous avons été condamnés sans jugement, sans pouvoir nous défendre, sans monition, sans écrit et sans recours. Une fois qu’on refuse la première sentence, il n’y a pas de raison de ne pas refuser les autres, car les autres s’appuient toujours sur celle-là. La nullité de l’une entraîne la nullité de ce qui suit.
Une autre question se pose parfois aux fidèles et aux prêtres : peut-on avoir raison contre tout le monde ? À une conférence de presse, l’envoyé du Monde me disait : « Mais enfin, vous êtes seul. Seul contre le pape, seul contre tous les évêques. Que signifie votre combat ? » Eh bien non, je ne suis pas seul. J’ai toute la Tradition avec moi, l’Eglise existe dans le temps et dans l’espace. Et puis, je sais que beaucoup d’évêques pensent comme nous en leur for intérieur. Aujourd’hui, depuis la lettre ouverte au pape que Mgr Castro Mayer a signée avec moi, nous sommes deux à nous être déclarés ouvertement contre la protestantisation de l’Eglise. Nous avons beaucoup de prêtres avec nous. Et puis il y a nos séminaires, qui fournissent maintenant environ 40 nouveaux prêtres chaque année, nos 250 séminaristes, nos 30 frères, nos 60 religieuses, 30 oblates, les monastères et les carmels qui s’ouvrent et se développent, la foule des fidèles qui viennent vers nous.
La Vérité, d’ailleurs, ne se fait pas dans le nombre, le nombre ne fait pas la Vérité. Même si j’étais seul, que tous mes séminaristes me quittent, même si toute l’opinion publique m’abandonnait, cela me serait indifférent en ce qui me concerne. Je suis attaché à mon Credo, à mon catéchisme, à la Tradition qui a sanctifié tous les élus qui sont au ciel, je veux sauver mon âme. L’opinion publique, on la connaît trop, c’est elle qui a condamné Notre-Seigneur quelques jours après l’avoir acclamé. C’est le dimanche des Rameaux et puis il y a le Vendredi saint. Sa Sainteté Paul VI m’a demandé : « Mais enfin, à l’intérieur de vous-même, ne sentez-vous pas quelque chose qui vous reproche ce que vous faites ? Vous causez dans l’Eglise un scandale énorme, énorme. Votre conscience ne vous le dit-elle pas ? » J’ai répondu : « Non, Très Saint-Père, pas du tout. » Si j’avais quelque chose à me reprocher, je cesserais tout de suite.
Le pape Jean-Paul II n’a ni confirmé ni infirmé la sanction prononcée contre moi. Lors de l’audience qu’il m’a accordée en novembre 1978, il semblait assez disposé, après une conversation prolongée, à laisser la liberté de choix dans la liturgie, à me laisser faire, somme toute, ce que je réclame depuis le début : parmi toutes les expériences qui sont menées dans l’Eglise, « l’expérience de la Tradition ». Le moment était venu peut-être où les choses allaient s’arranger ; plus d’ostracisme contre la messe, plus de problème. Mais le cardinal Seper, qui était présent, a vu le danger ; il s’est écrié : « Mais, Très Saint-Père, ils font de cette messe un drapeau ! » Le lourd rideau qui s’était soulevé un instant est retombé. Il faudra encore attendre.
- l’immense scandale donné au monde par le pape lui-même, quand il a convoqué et présidé la réunion de prière de toutes les religions à Assise, en octobre 1986 ;[^14]
- et la réponse de Rome aux questions et objections que Mgr Lefebvre lui avait adressées au sujet de la liberté religieuse : loin de revenir sur ses erreurs, Rome les a entièrement réitérées et confirmées.[^15]
- Mgr Salvador Lazo, évêque philippin, a en effet reçu cette grâce.[^16]
Je n’ai cessé de le répéter : si quelqu’un se sépare du pape, ce ne sera pas moi. La question se résume à ceci : le pouvoir du pape dans l’Eglise est un pouvoir suprême, mais non absolu et sans bornes, car il est subordonné au pouvoir divin, qui s’exprime dans la Tradition, la Sainte Ecriture et les définitions déjà promulguées par le magistère ecclésiastique. En fait ce pouvoir trouve ses limites dans la fin pour laquelle il a été donné sur terre au Vicaire du Christ, fin que Pie IX a clairement définie dans la constitution Pastor æternus du concile Vatican I. Je n’exprime donc pas une théorie personnelle en le disant.
L’obéissance aveugle n’est pas catholique ; nul n’est exempt de responsabilité pour avoir obéi aux hommes plutôt qu’à Dieu, en acceptant des ordres d’une autorité supérieure, fût-ce du pape, s’ils se révèlent contraires à la volonté de Dieu telle que la Tradition nous la fait connaître avec certitude. On ne saurait envisager une telle éventualité, certes, lorsque le pape engage son infaillibilité, mais il ne le fait que dans un nombre réduit de cas. C’est une erreur de penser que toute parole sortie de la bouche du pape est infaillible.
Cela dit, je ne suis pas de ceux qui insinuent ou affirment que Paul VI était hérétique et que, par le fait même de son hérésie, il n’était plus le pape. À la suite de quoi, la plupart des cardinaux nommés par lui ne seraient pas cardinaux et n’auraient pas validement élu un autre pape. Jean-Paul Ier et Jean-Paul II n’auraient par conséquent pas été élus légitimement. Voilà la position de ceux que l’on appelle les sédévacantistes.
Il faut reconnaître que le pape Paul VI a posé un sérieux problème à la conscience des catholiques. Ce pontife a causé plus de dommages à l’Eglise que la Révolution de 1789. Des faits précis, comme les signatures apposées à l’article 7 de l’Institutio generalis ainsi qu’au document de la Liberté religieuse, sont scandaleux. Mais le problème n’est pas si simple de savoir si un pape peut être hérétique. Bon nombre de théologiens pensent qu’il peut l’être comme docteur privé mais non comme docteur de l’Eglise universelle. Il faudrait donc examiner dans quelle mesure Paul VI a voulu engager son infaillibilité dans des cas comme ceux que je viens de citer.
Or nous avons pu voir qu’il a agi beaucoup plus en libéral qu’en s’attachant à l’hérésie. En effet, dès qu’on lui faisait remarquer le danger qu’il courait, il rendait le texte contradictoire en ajoutant une formule opposée à ce qui était affirmé dans la rédaction : on connaît l’exemple fameux de la note explicative préalable insérée à la suite de la constitution Lumen Gentium sur la collégialité. Ou bien il rédigeait une formule équivoque, ce qui est le propre du libéral, par nature incohérent.
Le libéralisme de Paul VI, reconnu par son ami le cardinal Daniélou, suffit à expliquer les désastres de son pontificat. Le catholique libéral est une personne à double visage, dans la contradiction continuelle. Il veut demeurer catholique, mais il est possédé par la soif de plaire au monde. Un pape peut-il être libéral et demeurer pape ? L’Eglise a toujours réprimandé sévèrement les catholiques libéraux, elle ne les a pas toujours excommuniés. Les sédévacantistes avancent un autre argument : l’éloignement des cardinaux de plus de 80 ans et les conventicules qui ont préparé les deux derniers conclaves ne rendent-il pas invalide l’élection de ces papes ? Invalide, c’est trop affirmer, mais éventuellement douteuse. Toutefois l’acceptation de fait postérieure à l’élection et unanime de la part des cardinaux et du clergé romain, suffit à valider l’élection. Telle est l’opinion des théologiens.
Le raisonnement de ceux qui affirment l’inexistence du pape met l’Eglise dans une situation inextricable. La question de la visibilité de l’Eglise est trop nécessaire à son existence pour que Dieu puisse l’omettre pendant des décennies. Qui nous dira où est le futur pape ? Comment pourra-t-on le désigner s’il n’y a plus de cardinaux ? Nous voyons là un esprit schismatique. Notre Fraternité se refuse absolument à entrer dans de pareils raisonnements. Nous voulons rester attachés à Rome, au successeur de Pierre, tout en refusant le libéralisme de Paul VI, par fidélité à ses prédécesseurs.
Il est clair que dans des cas comme la liberté religieuse, l’hospitalité eucharistique autorisée par le nouveau droit canon ou la collégialité conçue comme l’affirmation de deux pouvoirs suprêmes dans l’Eglise, c’est un devoir pour tout clerc et fidèle catholique de résister et de refuser l’obéissance. Cette résistance doit être publique si le mal est public et représente un objet de scandale pour les âmes. C’est pourquoi, nous référant à saint Thomas d’Aquin, nous avons envoyé le 21 novembre 1983, Mgr de Castro Mayer et moi, une lettre ouverte au pape Jean-Paul II pour le supplier de dénoncer les causes principales de la situation dramatique où se débat l’Eglise. Toutes les démarches que nous avons faites en privé pendant quinze ans sont demeurées vaines et nous taire nous semblait devoir faire de nous les complices du désarroi des âmes dans le monde entier.
« Très Saint-Père, écrivions-nous, il est urgent que ce malaise disparaisse, car le troupeau se disperse et les brebis abandonnées suivent des mercenaires. Nous vous conjurons, pour le bien de la foi catholique et du salut des âmes, de réaffirmer les vérités contraires à ces erreurs. » Notre cri d’alarme était rendu plus véhément encore par les errances du nouveau droit canon, pour ne pas dire ses hérésies, et par les cérémonies et discours à l’occasion du cinquième centenaire de la naissance de Luther.
Nous n’avons pas eu de réponse, mais nous avons fait ce que nous devions. Nous ne pouvons pas désespérer comme s’il s’agissait d’une entreprise humaine. Les convulsions actuelles passeront, comme toutes les hérésies ont passé. Il faudra bien revenir un jour à la Tradition ; dans l’autorité du pontife romain, il faudra qu’apparaissent à nouveau les pouvoirs signifiés par la tiare, qu’un tribunal protecteur de la foi et des mœurs siège à nouveau en permanence, que les évêques retrouvent leurs pouvoirs et leur initiative personnelle.
Il faudra bien libérer le vrai travail apostolique de tous les impedimenta[^17] qui le paralysent aujourd’hui en faisant disparaître l’essentiel du message ; redonner aux séminaires leur véritable fonction, recréer des sociétés religieuses, restaurer les écoles catholiques et les universités en les débarrassant des programmes laïcs de l’Etat, soutenir les organisations patronales et ouvrières décidées à collaborer fraternellement dans le respect des devoirs et des droits de tous, s’interdisant le fléau social de la grève, qui n’est autre qu’une guerre civile froide, promouvoir enfin une législation civile conforme aux lois de l’Eglise et aider à la désignation de représentants catholiques mus par la volonté d’orienter la société vers une reconnaissance officielle de la royauté sociale de Notre-Seigneur.
Car enfin, que disons-nous tous les jours quand nous prions ? « Que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » Et dans le Gloria de la messe ? « Vous êtes le seul Seigneur, Jésus-Christ. » Nous chanterions cela et, aussitôt sortis, nous dirions : « Ah non, ces notions sont dépassées, impossible d’envisager dans le monde actuel de parler du règne de Jésus-Christ » ? Vivons-nous donc dans l’illogisme ? Sommes-nous chrétiens ou non ?
Les nations se débattent dans des difficultés inextricables, en maints endroits la guerre s’éternise, les hommes tremblent en pensant à la catastrophe nucléaire possible, on cherche ce qui pourrait être fait pour que la situation économique se redresse ; que l’argent revienne, que le chômage disparaisse, que les industries soient prospères. Eh bien, même du point de vue économique, il faut que Notre-Seigneur règne, parce que ce règne est celui des principes d’amour, des commandements de Dieu, qui créent un équilibre dans la société, apportent la justice et la paix. Pensez-vous que ce soit une attitude chrétienne que de mettre son espérance dans tel ou tel homme politique, dans telle combinaison de partis, en imaginant qu’un jour peut-être un programme meilleur qu’un autre résoudra les problèmes d’une façon sûre et définitive, tandis que de propos délibéré on écarte « le seul Seigneur », comme s’il n’avait rien à voir dans les affaires humaines, comme si cela ne le concernait pas ? Quelle est la foi de ceux qui font de leur vie deux parts, avec une barrière étanche entre leur religion et leurs autres préoccupations, politiques, professionnelles, etc. ? Dieu, qui a créé le ciel et la terre, ne serait pas capable de régler nos misérables difficultés matérielles et sociales ? Si vous l’avez déjà prié vous-mêmes dans les mauvais moments de votre existence, vous savez par expérience qu’il ne donne pas des pierres à ses enfants qui lui demandent du pain.
L’ordre social chrétien se situe à l’opposé des théories marxistes qui n’ont jamais apporté, dans toutes les parties du monde où elles sont mises en application, que la misère, l’écrasement des plus faibles, le mépris de l’homme et la mort. Il respecte la propriété privée, protège la famille contre tout ce qui la corrompt, encourage la famille nombreuse et la présence de la femme au foyer, laisse une légitime autonomie aux initiatives privées, encourage les petites et moyennes industries, favorise le retour à la terre et estime à sa juste valeur l’agriculture, préconise les unions professionnelles, donne la liberté scolaire, protège les citoyens contre toute forme de subversion et de révolution.
Cet ordre chrétien se distingue bien sûr aussi des régimes libéraux fondés sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat et dont l’impuissance à surmonter les crises s’affirme de plus en plus. Comment le pourraient-ils après s’être volontairement privés de Celui qui est « la lumière des hommes » ? Comment pourraient-ils rassembler les énergies des citoyens, alors qu’ils n’ont plus d’autre idéal à leur proposer que le bien-être et le confort ? Ils ont pu entretenir l’illusion quelque temps parce que les peuples gardaient des habitudes de pensée chrétiennes et que leurs dirigeants maintenaient plus ou moins consciemment quelques valeurs. À l’époque des « remises en cause », les références implicites à la volonté de Dieu disparaissent ; les systèmes libéraux livrés à eux-mêmes, n’étant plus actionnés par quelque idée supérieure, s’exténuent, ils sont une proie facile pour les idéologies subversives.
Parler de l’ordre chrétien n’est donc pas s’accrocher à un passé qui serait révolu ; c’est au contraire une position d’avenir dont vous ne devez pas avoir peur de faire état. Vous ne menez pas un combat d’arrière-garde, vous êtes ceux qui savent, parce qu’ils tiennent leurs leçons de Celui qui a dit : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie. » Nous avons la supériorité de détenir la Vérité, ce n’est pas de notre faute, nous n’avons pas à nous en enorgueillir mais nous devons agir en conséquence ; l’Eglise a sur l’erreur la supériorité d’avoir la Vérité. C’est à elle, avec la grâce de Dieu, de la répandre et non de la cacher honteusement sous le boisseau.
Encore moins de la mêler à l’ivraie, comme on le voit faire constamment. Je lis dans l’Osservatore Romano, sous la signature de Paolo Befani[^18], un article intéressant sur la faveur accordée au socialisme par le Vatican. L’auteur compare la situation de l’Amérique centrale et celle de la Pologne et il écrit : « L’Eglise, laissant la situation de l’Europe, se trouve confrontée d’une part avec la situation des pays de l’Amérique latine et l’influence des USA qui s’exerce sur eux, et d’autre part avec la situation de la Pologne qui, elle, se trouve dans l’orbite de l’empire soviétique. « Heurtant à ces deux frontières, l’Eglise qui, avec le concile, a assumé et dépassé les conquêtes libérales-démocratiques de la Révolution française, et qui dans sa marche en avant (voir l’encyclique Laborem exercens) se pose comme un « après » la Révolution russe marxiste, offre une solution à la faillite du marxisme dans cette « clé » d’un « socialisme postmarxiste, démocratique, de racine chrétienne, autogestionnaire et non totalitaire ». « La riposte à l’Est est symbolisée par Solidarnosc, qui plante la croix face aux Chantiers Lénine. C’est l’erreur de l’Amérique latine de rechercher la solution dans le communisme marxiste, dans un socialisme de racine antichrétienne. »
Voilà bien l’illusionnisme libéral, qui associe des mots contradictoires avec la persuasion d’exprimer une vérité ! C’est à ces rêveurs adultères obsédés par l’idée de marier l’Eglise et la révolution que nous devons le chaos du monde chrétien, qui ouvre les portes au communisme. Saint Pie X disait des sillonnistes : « Ils convoitent le socialisme, l’œil fixé sur une chimère. » Leurs successeurs continuent. Après la démocratie chrétienne, le socialisme chrétien ! Nous finirons par arriver au christianisme athée.
La solution à trouver ne concerne pas seulement la faillite du marxisme, mais la faillite de la démocratie chrétienne, qui n’est plus à démontrer. Assez de compromis, d’unions contre nature ! Qu’allons-nous chercher dans ces eaux troubles ? Le catholique a la vraie « clé », c’est un devoir pour lui de travailler de tout son pouvoir, soit en s’engageant personnellement dans la politique, soit par son vote, à donner à sa patrie des maires, des conseillers, des députés résolus à rétablir l’ordre social chrétien, le seul capable de procurer la paix, la justice, la liberté vraie. De solution, il n’y en a pas d’autre.
XXII. Il faut réagir en famille
Il est grand temps de réagir. Lorsque Gaudium et Spes parle du mouvement de l’histoire qui « devient si rapide que chacun a peine à le suivre », on peut entendre ce mouvement comme une précipitation des sociétés libérales vers la désagrégation et le chaos. Gardons-nous de le suivre !
Comment comprendre que des dirigeants se réclament de la religion chrétienne tout en détruisant dans la cité toute autorité ? Il importe au contraire de rétablir celle-ci, qui a été voulue par la Providence dans les deux sociétés naturelles de droit divin dont l’influence ici-bas est primordiale : la famille et la société civile. C’est la famille qui a subi ces derniers temps les plus rudes coups ; le passage au socialisme dans les pays comme la France et l’Espagne n’a fait qu’accélérer le processus.
Les lois et mesures qui se sont succédé montrent une grande cohésion dans la volonté de ruiner l’institution familiale : diminution de l’autorité paternelle, divorce facilité, disparition de la responsabilité dans l’acte de la procréation, reconnaissance administrative des couples irréguliers et même des couples homosexuels, cohabitation juvénile, mariage à l’essai, diminution des aides sociales et fiscales aux familles nombreuses… L’Etat lui-même, dans ses intérêts propres, commence à en apercevoir les conséquences en ce qui regarde la dénatalité, il se demande comment, dans un temps rapproché, les jeunes générations pourront assurer les régimes de retraite de celles qui ont cessé d’être économiquement actives. Mais les effets sont considérablement plus graves dans le domaine spirituel.
Les catholiques n’ont pas à suivre mais à peser de tout leur poids, puisqu’ils sont aussi citoyens, pour redresser tout ce qui doit l’être. C’est pourquoi ils ne sauraient rester à l’écart de la politique. Pourtant leur effort sera surtout sensible dans l’éducation qu’ils donneront à leurs enfants.
Sur ce chapitre, l’autorité est contestée dans ses sources mêmes par ceux qui déclarent que « les parents ne sont pas les propriétaires des enfants », voulant dire par là que leur éducation revient à l’Etat, avec ses écoles laïques, ses crèches, ses maternelles. On fait grief aux parents de ne pas respecter la « liberté de conscience » de leurs enfants lorsqu’ils les éduquent selon leurs propres convictions religieuses.
Ces idées remontent aux philosophes anglais du XVIIe siècle, qui ne voulaient voir dans les hommes que des individus isolés, indépendants de naissance, égaux entre eux, soustraits à toute autorité. Nous savons que cela est faux. L’enfant reçoit tout de son père et de sa mère, nourriture corporelle, intellectuelle, éducation morale, sociale. Ils se font aider de maîtres qui partageront dans l’esprit des jeunes, leur autorité mais, que ce soit par les uns ou par les autres, la presque totalité de la science acquise au cours de l’adolescence sera plus une science apprise, reçue, acceptée, qu’une science déduite de l’observation et de l’expérience personnelle. Les connaissances viennent pour une
part considérable de l’autorité qui transmet. Le jeune étudiant croit en ses parents, en ses professeurs, en ses livres et ainsi son savoir s’étend.
C’est encore plus vrai des connaissances religieuses, de la pratique de la religion, de l’exercice de la morale conforme à la foi, aux traditions, aux coutumes. Les hommes en général vivent en fonction des traditions familiales, cela s’observe sur toute la surface du globe. La conversion à une autre religion que celle que l’on a reçue au cours de son enfance rencontre de sérieux obstacles.
Cette extraordinaire influence de la famille et du milieu est voulue par Dieu. Il a voulu que ses bienfaits se transmettent par la famille d’abord ; c’est pour cette raison qu’il a accordé au père de famille une grande autorité, un immense pouvoir sur la société familiale, sur son épouse, sur ses enfants. L’enfant naît dans une faiblesse si grande qu’on peut juger de la nécessité absolue de la permanence du foyer, de son indissolubilité.
Vouloir exalter la personnalité et la conscience de l’enfant au détriment de l’autorité familiale, c’est faire son malheur, le pousser à la révolte, au mépris des parents, alors que la longévité est promise à ceux qui honoreront les leurs. Saint Paul, en le rappelant, fait un devoir aussi aux pères de ne pas exaspérer leurs fils, mais de les éduquer dans la discipline et la crainte du Seigneur.
S’il fallait attendre d’avoir l’intelligence de la vérité religieuse pour croire et se convertir, il n’y aurait que bien peu de chrétiens à l’heure actuelle. On croit aux vérités religieuses parce que les témoins sont dignes de croyance par leur sainteté, leur désintéressement, leur charité. Puis, comme le dit saint Augustin, la foi donne l’intelligence.
Le rôle des parents s’est fait très difficile. Nous l’avons vu, la majorité des écoles libres sont laïcisées de fait, on n’y enseigne plus la vraie religion ni les sciences profanes à la lumière de la foi. Les catéchismes répandent le modernisme. La vie trépidante est mangeuse de temps, les nécessités professionnelles éloignent parents et enfants des grands-pères et grands-mères qui autrefois participaient à l’éducation. Les catholiques ne sont pas seulement perplexes mais désarmés.
Point tant cependant qu’ils ne puissent assurer l’essentiel, la grâce de Dieu suppléant au reste. Que faut-il faire ? Il existe des écoles vraiment catholiques, bien qu’en nombre réduit. Envoyez-y vos enfants même si cela pèse sur votre budget. Ouvrez-en de nouvelles, comme certains l’ont déjà fait. Si vous ne pouvez fréquenter que des écoles où l’enseignement est dénaturé, manifestez-vous, réclamez, ne laissez pas les éducateurs faire perdre la foi à vos enfants.
Lisez, relisez en famille le catéchisme de Trente, le plus beau, le plus parfait et le plus complet. Organisez des « catéchismes parallèles » sous la direction spirituelle de bons prêtres, n’ayez pas peur d’être traités, comme nous, de « sauvages ». De nombreux groupes fonctionnent d’ailleurs déjà, qui accueilleront vos enfants.
Rejetez les livres qui véhiculent le poison moderniste. Faites-vous conseiller. Des éditeurs courageux diffusent d’excellents ouvrages et réimpriment ceux que les progressistes ont détruits. N’achetez pas n’importe quelle Bible ; toute famille chrétienne devrait posséder la Vulgate, traduction latine faite par saint Jérôme au IVe siècle et canonisée par l’Eglise[^20]. Tenez-vous en à la véritable interprétation des Ecritures, gardez la vraie messe et les sacrements tels qu’ils étaient administrés partout naguère.
Actuellement le démon est déchaîné contre l’Eglise, car c’est bien de cela qu’il s’agit ; nous assistons peut-être à une de ses dernières batailles, une bataille générale. Il attaque sur tous les fronts et si Notre-Dame de Fatima a dit qu’un jour il monterait jusque dans les plus hautes sphères de l’Eglise, c’est que cela pourrait arriver. Je n’affirme rien de moi-même, cependant il y a des signes qui peuvent nous faire penser que, dans les organismes romains les plus élevés, des gens ont perdu la foi.
Des mesures spirituelles urgentes sont à prendre. Il faut prier, faire pénitence, comme la Sainte Vierge l’a demandé, réciter le chapelet en famille. Les gens, on l’a vu dans chaque guerre, se mettent à prier quand les bombes commencent à tomber. Mais précisément, elles tombent en ce moment : nous sommes sur le point de perdre la foi. Comprenez-vous que cela dépasse en gravité toutes les catastrophes que les hommes redoutent, les crises économiques mondiales ou les conflits atomiques ?
Des renouveaux s’imposent, mais ne croyez pas que nous ne puissions pas compter pour cela sur la jeunesse. Toute la jeunesse n’est pas corrompue, comme on essaie de nous en persuader. Beaucoup ont un idéal, à beaucoup d’autres il suffit d’en proposer un. Les exemples abondent de mouvements faisant appel avec succès à leur générosité ; les monastères fidèles à la Tradition les attirent, les vocations ne manquent pas de jeunes séminaristes ou novices demandant à être formés. Il y a un magnifique travail à accomplir conformément aux consignes données par les Apôtres : Tenete traditiones… Permanete in iis quæ didicistis.
Le vieux monde appelé à disparaître est celui de l’avortement. Les familles fidèles à la Tradition sont en même temps des familles nombreuses, leur foi même leur assure la postérité. « Croissez et multipliez-vous ! » En gardant ce que l’Eglise a toujours enseigné, vous vous accrochez à l’avenir.
XXIII. L'avenir de la Tradition
Vingt ans ont passé, on pouvait croire que les réactions soulevées par les réformes conciliaires s’apaiseraient, que les catholiques feraient leur deuil de la religion dans laquelle ils avaient été élevés, que les plus jeunes, ne l’ayant pas connue, se rangeraient à la nouvelle. Tel était du moins le pari fait par les modernistes. Ils ne s’étonnaient pas outre mesure des remous, sûrs d’eux-mêmes dans les premiers temps. Ils le furent moins par la suite : les multiples et essentielles concessions faites à l’esprit du monde ne donnaient pas les résultats escomptés, personne ne voulait plus être prêtre du nouveau culte, les fidèles s’éloignaient de la pratique religieuse, l’Eglise qui se voulait l’Eglise des pauvres devenait une Eglise pauvre, obligée de recourir à la publicité pour faire rentrer le denier du culte, et de vendre ses immeubles.
Pendant ce temps, la fidélité à la Tradition se confortait dans tous les pays chrétiens et particulièrement en France, en Suisse, aux Etats-Unis, en Amérique latine. L’artisan de la nouvelle messe, Mgr Annibale Bugnini, a lui-même été obligé de constater cette résistance mondiale dans son livre posthume[^21]. Résistance qui ne cesse de se développer, de s’organiser, d’attirer du monde. Non, le mouvement « traditionaliste » n’est pas « en perte de vitesse », comme l’écrivent de temps en temps les journalistes progressistes pour se rassurer. Où y a-t-il tant de monde à la messe qu’à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et aussi tant de messes, tant de saluts du Saint-Sacrement, tant de beaux offices ? La Fraternité de saint Pie X compte dans le monde soixante-dix maisons ayant au moins un prêtre, des églises comme celle de Bruxelles, celle que nous avons achetée tout dernièrement à Londres, celle qui a été mise à notre disposition à Marseille, des écoles, quatre séminaires.
Des carmels s’ouvrent et déjà essaiment. Les communautés de religieux et de religieuses créées depuis une quinzaine d’années ou plus et qui appliquent strictement la règle des ordres dont elles relèvent, regorgent de vocations, il faut sans cesse agrandir les locaux, construire de nouveaux bâtiments. La générosité des catholiques fidèles ne cesse de m’émerveiller, particulièrement en France.
Les monastères sont des centres de rayonnement, on y vient en foule et souvent de très loin ; des jeunes gens égarés par les illusoires séductions du plaisir et de l’évasion sous toutes ses formes y trouvent leur chemin de Damas. Il me faudrait citer tous les lieux où l’on garde la vraie foi catholique et qui pour cette raison attirent : Le Barroux, Flavigny-sur-Ozerain, La Haye-aux-Bonshommes, les bénédictines d’Alès, de Lamairé, les sœurs de Fanjeaux, de Brignoles, de Pontcallec, les communautés celle de M. l’abbé Lecareux… [^22]
Voyageant beaucoup, je vois à l’œuvre partout la main du Christ qui bénit son Eglise. Au Mexique, le petit peuple a chassé des églises le clergé réformateur gagné par la prétendue théologie de la libération, qui voulait retirer les statues des saints. « Ce ne sont pas les statues qui partiront, c’est vous. » Les conditions politiques nous ont empêchés de fonder une maison au Mexique[^23] ; c’est d’un centre installé à El Paso, à la frontière des Etats-Unis, que rayonnent les prêtres fidèles. Les descendants des Cristeros leur font fête et leur offrent leurs églises. J’y ai administré 2500 confirmations, appelé par la population.
Aux Etats-Unis, les jeunes ménages chargés de nombreux enfants viennent vers les prêtres de la Fraternité. En 1982 j’ai ordonné dans ce pays les trois premiers prêtres formés entièrement dans nos séminaires. Les groupes traditionnels se multiplient, tandis que les paroisses se dégradent. L’Irlande, qui était restée réfractaire aux nouveautés, a fait sa réforme depuis 1980, des autels ont été jetés dans les rivières ou réutilisés comme matériaux de construction. Simultanément des groupes se formaient à Dublin et à Belfast. Au Brésil, dans le diocèse de Campos, dont j’ai déjà parlé, la population est restée serrée autour des prêtres exclus de leurs paroisses par le nouvel évêque ; des défilés de 5000, 10000 personnes ont parcouru les rues.
C’est donc le bon chemin que nous suivons ; la preuve est là, on reconnaît l’arbre à ses fruits. Ce qu’ont réalisé clercs et laïcs malgré la persécution du clergé libéral – car, disait Louis Veuillot, « il n’y a pas plus sectaire qu’un libéral » – est quasi miraculeux.
Ne vous laissez pas abuser, chers lecteurs, par le terme de « traditionaliste » que l’on essaie de faire prendre en mauvaise part. C’est d’une certaine façon un pléonasme, car je ne vois pas ce que peut être un catholique qui ne serait pas traditionaliste. Je crois l’avoir amplement démontré dans ce livre, l’Eglise est une tradition. Nous sommes une tradition. On parle aussi « d’intégrisme » ; si l’on entend par là le respect de l’intégralité du dogme, du catéchisme, de la morale chrétienne, du Saint Sacrifice de la messe, alors oui nous sommes des intégristes. Mais je ne vois pas non plus ce que peut être un catholique qui ne serait pas intégriste dans ce sens-là.
On écrit aussi qu’après moi mon œuvre disparaîtra, parce qu’il n’y aura pas d’évêque pour me remplacer. Je suis certain du contraire, je n’ai aucune inquiétude. Je peux mourir demain, le Bon Dieu a toutes les solutions[^24]. Il se trouvera de par le monde, je le sais, suffisamment d’évêques pour ordonner nos séminaristes. Même s’il se tait aujourd’hui, l’un ou l’autre de ces évêques recevrait du Saint-Esprit le courage de se dresser à son tour[^25]. Si mon œuvre est de Dieu, Il saura la garder et la faire servir au bien de l’Eglise. Notre-Seigneur nous l’a promis : les Portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.
C’est pourquoi je m’entête, et si vous voulez connaître la raison profonde de cet entêtement, la voici. Je veux qu’à l’heure de ma mort, lorsque Notre-Seigneur me demandera : « Qu’as-tu fait de ton épiscopat, qu’as-tu fait de ta grâce épiscopale et sacerdotale ? » je n’entende pas de sa bouche ces mots terribles : « Tu as contribué à détruire l’Eglise avec les autres. »
- l’immense scandale donné au monde par le pape lui-même, quand il a convoqué et présidé la réunion de prière de toutes les religions à Assise, en octobre 1986 ;
- et la réponse de Rome aux questions et objections que Mgr Lefebvre lui avait adressées au sujet de la liberté religieuse : loin de revenir sur ses erreurs, Rome les a entièrement réitérées et confirmées.
- Mgr Salvador Lazo, évêque philippin, a en effet reçu cette grâce.
Notes de bas de page
-
La Reforma liturgica, Edizioni Liturgiche, Rome.
-
Cela a été écrit en 1984. Certaines de ces communautés (Le Barroux, Pontcallec) se sont éloignées de nous ; d’autres peuvent être ajoutées à cette liste (Morgon, Bellaigue, Le Trévoux, Le Rafflay…).
-
La Fraternité Saint-Pie X a maintenant 4 prieurés au Mexique.
-
Mgr Lefebvre a toujours voulu suivre les indications de la Providence. Le Bon Dieu, qui a toutes les solutions, lui a fait comprendre que celle qu’il avait choisie était que, avant de mourir, il sacre lui-même des évêques pour lui succéder. Deux événements en particulier ont été les indications dont la Providence s’est servie pour lui signifier sa volonté :
-
Les traductions françaises de la Vulgate sont hélas ! difficiles à trouver. On peut se référer soit à l’ancienne édition du « Crampon », soit, pour le Nouveau Testament, à l’édition faite par Dominique Martin Morin. Les éditions Clovis proposent une traduction de la Bible selon la Vulgate.
-
La Reforma liturgica, Edizioni Liturgiche, Rome.
-
Cela a été écrit en 1984. Certaines de ces communautés (Le Barroux, Pontcallec) se sont éloignées de nous ; d’autres peuvent être ajoutées à cette liste (Morgon, Bellaigue, Le Trévoux, Le Rafflay…).
-
La Fraternité Saint-Pie X a maintenant 4 prieurés au Mexique.
-
Mgr Lefebvre a toujours voulu suivre les indications de la Providence. Le Bon Dieu, qui a toutes les solutions, lui a fait comprendre que celle qu’il avait choisie était que, avant de mourir, il sacre lui-même des évêques pour lui succéder. Deux événements en particulier ont été les indications dont la Providence s’est servie pour lui signifier sa volonté :